Le Contrat Social - anno VII - n. 4 - lug.-ago. 1963

244 L'AUTEURfait un exposé systématique de maintes réflexions que se font aujourd'hui nombre de socialistes. La réalisation, à notre époque, de laplupart des points du « programme minimum » du socialisme traditionnel a émoussé l'ardeur combative du mouvement ouvrier. Certaines réformes, aujourd'hui accomplies~ étaient jugées, il y a trente ans encore, irréalisables dans le système capitaliste. Les masses laborieuses se désintéressent de la propriété collective des moyens de production; à juste titre, l'auteur, à l'encontre de ceux qui déplorent la « gestion non démocratique » des entreprises nationalisées, souligne que, puisque « la démocratie doit se conjuguer avec la propriété publique pour qu'il en résulte du socialisme, les électeurs démocratiques doivent savoir pour quoi voter afin d'atteindre le résultat désiré ». Mais quand M. Smith affirme qu'en Occident « les chances d'une transition à une société sans conflit économique ni exploitation, donc à une société socialiste, ont été perdues, peut-être pour toujours », nous nous inscrivons en faux. Que fait donc l'auteur de la structure de l'économie occidentale contemporaine ? La matérialisation de réformes jadis jugées incompatibles avec la structure et avec le fonctionnement du capitalisme oblige à se demander si une économie qui a subi et permis de telles réformes est encore capitaliste. Les principaux traits du capitalisme se sont évanouis : la baisse du salaire relatif appartient au passé, la surpopulation relative (chômage permanent s'amplifiant en période de crise) s'est résorbée, les crises cycliques ont fait place à des récessions bénignes n'obéissant plus aux lois énoncées par Marx ; ces lois elles-mêmes ont été mises en échec par une politique économique incompatible avec ce qu'on appelait jadis le capitalisme. Allons plus loin. Si toutes les lois du capitalisme, attestées par treize crises depuis 1825 et restées inaltérées depuis le début du siècle, malgré le passage du capitalisme libéral à celui des- monopoles, ont cessé d'agir depuis environ vingtcinq ans, c'est que la structure de la société occidentale a dû subir des changements fondamentaux, tant en ce qui concerne la propriété que les classes sociales. Peut-on encore parler de cc propriété capitaliste» quand les détenteurs (individuels ou actionnaires) des moyens de production ou leurs mandataires (directeurs, « managers ») ne peuvent plus disposer de ce qui leur appartient nominalement ? Leur liberté d'action est étroitement limitée par des organes d'orientation nationaux (comités du plan) et internationaux (C.E.C.A.), par la législation économique (prix, impôts, tarifs douaniers, crédit, devises, etc.), par la législation sociale (salaires, durée du travail, congés payés, sécurité sociale, etc.), par un incessant contrôle syndical et étatique (inspection du travail). Aucun charbonnier n'est plus maître chez lui. Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES La propriété est devenue un no man's land sur lequel la collectivité nationale, représentée par - les parlements, a plus de droits que les propriétaires en titre. En face de ces derniers, le prolé- _ tariat s'est infiniment diversifié, non seulement· quant à sa structure hiérarchique (qualification et rémunération), mais encore vis-à-vis des employeurs dont il dépend (entrepreneurs individuels, capital collectif, anonyme, Etat, municipalités, coopératives, sociétés mixtes, etc., etc.). M. Smith a bien vu que la différenciation des intérêts des masses laborieuses aboutit à une notable différence dans les revendications. Et si ces salariés se trouvent aujourd'hui en face d'employeurs eux aussi très différenciés et de plus en plus dépouillés de ce qui faisait les attributions quasi inaliénables du capitaliste classique, c'est que la lutte entre les classes analysées par Marx est en train (nous ne disons pas que le processus est achevé) de s'évanouir. Elle cède la place à de simples conflits d'intérêts, sans la polarité qui jadis opposait irréductiblement les possesseurs des moyens de production à ceux qui en étaient privés. Tout le monde a· aujourd'hui le droit d'exercer une certaine influence sur l'usage des moyens de production, non seulement ceux qui sont propriété publique, mais encore ceux demeurés nominalement propriété privée. A la lutte des classes « prolétariat contre bourgeoisie » se substituent des conflits d'intérêts entre groupes de pression multiples, les pressions s'exerçant tant par la voie législative que par des grèves ou autre blocage des routes. Cela, M. Smith ne l'a pas vu. La société occidentale a cessé d'être capitaliste, elle se mue en une société socialiste qui présente, pour reprendre Marx dans sa Critique du programme de Gotha, tous les stigmates de la société dont elle est issue. C'est une première étape du socialisme, d'une propriété collective encore rudimentaire, où les groupes d'intérêts s'efforcent, par des moyens parfois peu recommandables, de s'assurer leur part d'influence et de revenu dans la gestion désormais centralisée du no man's land en passe de devenir propriété collective. Ce n'est pas en s'opposant à un capitalisme révolu que le socialisme devra déterminer ses objectifs, mais en partant de la contexture nouvelle dont nous avons esquissé les grands traits._ A cet égard, si certaines constatations de M. Smith paraissent justifiées;· le pessimisme de ses perspectives l'est moins.· Le mouvement socialiste fera fausse route s'il s'obstine à vouloir un socialisme utopique qui ne ~<colle» plus à la réalité. Il trouvera .un vaste champ d'action s'il admet que la société socialiste rudimentaire en -train -de naître a besoin d'une aide consciente pour « abréger et adoucir les douleurs de l'enfantement ». LUCIEN LAURAT.

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