216 lectuels ne se définissent pas par rapport à la classe à laquelle ils appartiennent, mais constituent en quelque sorte la « classe universelle », au-dessus des classes proprement dites. La vérité serait-elle prolétarienne en ce sens que seuls les prolétaires pourraient l'assimiler ? Même pas, répond Lénine : s'il est vrai qu'en principe « la classe ouvrière est attirée spontanément vers le socialisme», il n'en est pas moins certain que « c'est l'idéologie bourgeoise qui, spontanément, 4)'impose surtout à l'ouvrier» (1, p. 208) ... La raison de cette supériorité de l'idéologie bourgeoise sur la « science prolétarienne » - « seule science véritable » - étant que « l'idéologie bourgeoise est plus ancienne et plus achevée que l'idéologie socialiste» (1, p. 207), seule une minorité d'intellectuels fanatisés par le mythe de la « science prolétarienne » pourrait neutraliser l'emprise de l'idéologie bourgeoise sur le prolétariat. Plus exorbitante devenait l'idée que Lénine se faisait de la « science », plus il avait tendance à se méfier des prolétaires réels, «humains, trop humains » pour pouvoir se hausser aux hauteurs glacées où planait l'intelligentsia. A ses adversaires, c'est-à-dire la quasi-totalité des-marxistes, de Plékhanov à Trotski et Rosa Luxembourg, il dit sans ambages : Tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, toute diminution du rôle de l'« élément conscient», du rôle du parti signifie - qu'on le veuille ou non - un renforcement de l'influence de l'idéologie bourgeoise sur les ouvriers. Tous ceux qui parlent de « surestimation de l'idéologie», d'exagération du rôle de l'élément conscient, etc., se figurent que le mouvement ouvrier est par lui-même capable d'élaborer pour soi une idéologie indépendante (...). Mais c'est une erreur profonde (I, p. 204). C'était une erreur profonde pour la simple raison que le prolétariat n'est pas immédiatement cette classe révolutionnaire dont parle le marxisme : la décapitation intellectuelle du prolétariat se double d'une contestation radicale de sa capacité révolutionnaire. Incapacité du prolétariat MARx avait commencé par réserver au prolétariac le monopole,..pour ainsi dire, de l'action et de la féco~dité historiques. Dans sa conception, toutes les autres classes étaient directement ou indirectement « réactionnaires » et vouées à l'inconscience, prélude à leur asservissement idéologique et à leur écrasement politique. Il appartenait à Lénine de mettre au ban de l'histoire le prolétariat lui-même et de réserver à la seule avant-garde le droit de monter au Sinaï de la Révolution. Pour Marx, le prolétariat était spontanément révolutionnaire; c'est pourquoi «tout progrès du .mouvement réel» lui importait «plus Biblioteca Gïr:,o Bianco LE CONTRAT SOCIAL qu'une douzaine de programmes » 26 • Au contraire, pour Lénine, le prolétariat est spontanément réformiste, étranger à l'idée de révolution · L'histoire de tous les pays atteste que, livrée à ses · seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu'à la conscience trade-unioniste, c'est-à.;..dire à la éonviction qu'il faut s'unir en syndicats, mener la · lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers (...). Quant à la conscience social-démocrate [révolutionnaire], elle ne peut lui venir que du dehors (I, p. 197). Le réformisme est la limite que la conscience prolétarienne proprement dite ne peut jamais franchir toute seule : même des grèves de l'envergure de celles de 1896-97 à Saint-Pétersbourg, même la grève politique du 1er mai 1898, du seul fait qu'elles avaient été organisées spontanément, indépendamment de to1Jteintervention de l'avantgarde (inexistante à l'époque), ne trouvaient pas grâce aux yeux de Lénine : Les ouvriers n'avaient et ne pouvaient avoir conscience de l'opposition irréductible de leurs intérêts avec tout l'ordre politique et social actuel, c'est-à-dire la conscience social-démocrate (...). Les ouvriers ne pouvaient pas avoir la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors (ibid.). Le prolétariat était bien la classe-messie qui sauverait le monde - mais elle avait besoin d'un tuteur qui, seul, pouvait lui permettre de s'élever à la hauteur de sa «mission». Plus encore : le prolétariat était naturellement porté à « trahir sa mis~i~n» et à se laisser endoctriner par la bourgeo1s1e: Le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l'idéologie bourgeoise. Car le mouvement ouvrier spontané, c'est le trade-unionisme; or le ·trade-unionisme, c'est justement l'asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie (I, p. 206). ' Seule une minorité d'ex-« intellectuels bourgeois », fortement centralisée et nantie d'une discipline de fer, pourrait triompher de cette tendance «spontanée» qui place le prolétariat dans l'orbite de la bourgeoisie, et pourrait permettre aux ouvriers «trade-unionistes » de se transformer en prolétaires révolutionnaires. Chez Lénine il ne s'agissait pas d'une simple sous-estimation de la capacité révolutionnaire du prolétaridt. Son fétichisme du parti provenait d'un doute radical en ce qui concerne la valeur humaine et la capacité politique _du prolétariat. ·.·· Dévalorisation du prolétariat LA CLASSE OtJVRIÈRE n'est pas la classe universelle, « aux souffrances universelles», dont rêvait 26. Marx : Lettre à W. Bracke du 5-5-1875, in Critique des programmes de Gotha et d'Erjurt, Paris 1950, p. 15.·
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