Le Contrat Social - anno VII - n. 4 - lug.-ago. 1963

K. PAPAIOANNOU !oute sa. vie_,Lé~e ~ l_uttépo_urdégager ce « signe pamculier » qw distmguerait son parti de « révolutionnaires professionnels » de la classe q?e ceux-ci _devaient, « émanciper », et ce « point d honneur »d a pense le trouver dans la « science » marxiste. Le « socialisme scientifique» n'était plus la modeste « connaissance du mouvement réel fait pa~ le peuple », ainsi que le pensait Mal"J: ~ 3 , mais un «_système» qui impliquait des « posittons » dogmattques sur toutes les questions (aussi bien sur l'empiriocriticisme que sur l'« art prolétarien») et qui devait surtout immuniser les révolutionnaires professionnels contre toute forme ·de doute. La «science», telle que Lénine la concevait, impliquait par exemple la suppression de la liberté de discussion et de la pluralité des fractions à l'intérieur du parti : Des gens véritablement convaincus d'avoir fait avancer la science ne réclameraient pas la liberté, pour de nouvelles conceptions, d'exister parallèlement aux anciennes, mais le remplacement de celles-ci par celles-là (1, p. 179). Science et unanimité sont donc des expressions identiques et l'unanimité doit devenir la loi suprême de l'élite, et à plus forte raison de la société tout entière. Comme dit Boukharine dès les premières pages de son livre sur le matérialisme historique (1920), exposé classique du marxisme vulgaire : Il est facile de comprendre que la science du prolétariat [c'est-à-dire la science, réelle ou prétendue, de Boukharine lui-même] est supérieure à celle de la bourgeoisie (...) et que nous autres marxistes sommes autorisés à considérer la science prolétarienne comme la science véritable et à exiger (sic) qu'elle soit généralement reconnue comme telle 24 • La « science prolétarienne » ouvrait ainsi à la volonté de puissance le domaine jusqu'alors interdit de la culture et autorisait les plus extrêmes conséquences. La décapitation intellectuelle du prolétariat fut la première : la « science » était « prolétarienne », la conscience de classe du prolétariat était le centre d'où irradiait toute lumière et toute vérité, mais, « livré à lui-même », non médiatisé par le parti, unique dépositaire de la « science », le prolétariat demeurait plongé dans les ténèbres, fourvoyé dans les sentiers de l'erreur. Cela, Kautsky, le pape de la social-démocratie allemande, la seule autorité que Lénine reconnût aprèsMarx et Engels, l'avait déjà dit : La conscience socialiste ne peut surgir que d'une profonde connaissance scientifique (...). Or, le porteur de la science n'est pas le prolétariat, ce sont les intellectuels bourgeois: c'est dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu'est né le socialismè contemporain, et c'est par eux qu'il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés, qui 23. Marx : Contre l'anarchie, Paris 1935, p. 47. 24. N. Boukharine : Le Matérialisme historique, Ed. aociales, pp. n-12. Biblioteca Gino Bianco . . • 215 l'introduisirent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat (...). Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément 26 • Il est vrai que, par la suite, Kautsky a atténué l'outrance de ces formules, si peu marxistes. Par contre, Lénine, qui cite avec admiration « les paroles profondément justes et significatives de Kautsky » (1, pp. 204-205), les poussera jusqu'à leurs dernières conséquences, rejetant sans s'en rendre compte toute la théorie marxiste de la conscience de classe et lui substituant une théorie foncièrement idéaliste de l'« indépendance» de l'intelligentsia: La conscience socialiste est née des théories philosophiques, historiques, économiques, élaborées par les ~eprésentants instruits des classes possédantes, par les mtellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois. De même, en Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie surgit d'une façon tout à fait indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle y fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes (I, pp. 197-198). Il y a là un renversement inattendu d'une des propositions fondamentales du marxisme : ce n'est plus l'être qui détermine la conscience, les idées ne sont plus des « reflets » de la situation sociale, mais elles se développent spontanément, suivant_lem: logique propre, indépendamment de toute s1tuat1onde classe ou autre, et aboutissent à déterminer l'être. Plus encore : l'être du prolétariat est finalement déterminé par la conscience des intellectuels... Par leur position sociale, ceux-ci appartiennent à la petite bourgeoisie, la bête noire du marxisme ; et pourtant, ils sont seuls à pouvoir penser la totalité sociale en fonction d'une perspective révolutionnaire, tandis que, « livrée à ses seulesforces, la classe ouvriére ne peut arriver qu'à la conscience trade-unioniste » (1, p. 197). Et puisque les ouvriers, abandonnés à eux-mêmes, ne peuvent penser qu' obscurément et de manière inadéquate leur propre situation historique, ce sont .les intellectuels petits-bourge?is devenus ré~o!utioµn~res pr~f~ssionne~sq. ui doivent, selon Len1ne, former le noyau du parti et assumer la mission de porter la conscience et la « science prolétarienne » dans le prolétariat~ La vérité n'est donc·pàs « prolétarienne » en ce sens que seul le prolétariat pourrait la saisir. Au contraire, elle dépasse le prolétariat en ce sens que le prolétariat ne pourra la saisir que par. la médiation de ces « intellectuels révolutionnaires socialistes»" seuls capables de la lui transmettre : à l'instar des fonctionnaires de l'Etat hégélien (considéré par Marx comme le nec plus ultra du « fétichisme » et de la « superstition »), les intel25. Kautsky : Neue Zeit, 1901-1902, XX, 1, pp. 79-80.

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