Le Contrat Social - anno VII - n. 4 - lug.-ago. 1963

214 la « spontanéi~é », _les mas~es seules sont cré~- trices; l'intelligentsia devrait renoncer à ses pretentions et suivre l'exemple de Marx qui attendait la victoire du socialisme « uniquement du développement intellectuel de la classe ouvri~re, tel qu'il devait résulter nécessairement de l'actton commune et de la discussion >> 19 .- Telle était précisément la tâche que se proposaient les menchéviks et, à partir de 1905, chaque année semblait renforcer leur position. Par contre, face à l'évolution qui se dessinait, Lénine, resté fidèle à la vieille conception du parti d'élite ?ltracentralisé, faisait figure de sectaire retardataire. Lénine et le parti EN 1902, alors que la Russie paraissait s'acheminer vers un régime politique et social de type occidental, Lénine jetait dans Que faire? les bases du totalitarisme moderne. Pour lui, la croyance en une forme militaire, centralisée, d'organisation, était une pierre de touche, comme pour Marx la croyance au pouvoir créateur et la « mission historique » du prolétariat. Par une mutation lourde de conséquences, la valeur absolue conférée par Marx à la classe élue est transférée au parti des révolutionnaires professionnels. Marx attendait l'avènement du socialisme de la maturation de la conscience de classe des ouvriers devenus, grâce aux progrès du capitalisme, l'immense majorité de la population. Dans le_léninisme, le prolétariat cessait d'être une réalité empirique : il était avant tout l'idée du prolétariat, une idée qui ne peut être saisie de manière adéquate par le prolétariat lui-même, mais qui doit être incarnée par une minorité de doctrinaires transformés en guerriers. Si cette minorité quantitativement insignifiante est tout entière possédée par l'idée messianique du prolétariat, si elle atteint un certain degré d'homogénéité idéologique et de discipline « monolithique », alors elle peut accomplir des miracles, elle peut triompher de tous les obstacles objectifs résultant de l'état économique arriéré, aussi bien que subjectifs : immaturité, voire esprit « trade-unioniste », non révolutionnaire, du prolétariat lui-même. « Donnez-nous une organisation de révolutionnaires, s'écriait Lénine, nouvel Archimède, et nous mettrons la Russie sens dessus dessous 20 • » Pour comprendre la prodigieuse destinée du parti bolchévik, il faut commencer par rappeler la conception très particulière que Lénine s'est faite des rapports entre le parti d'avant-garde et la classe ouvrière - et, plus généralement, la société : c'est dans le « solipsisme » léniniste que nous trouverons les germes de la future subordination de la société civile à l'appareil de l'Etat totalitaire. Si l'Etat bolchévique a pu, dès les pre19. Engels : Préface de 1890 au Manifeste communiste, éd. citée, p. 49. 20. Unine : Que faire l, in Œuwes choisies, Moscou 1946., I, p. 278. Biblioteca Gino Bianco • LE CONTRAT SOCIAL miers jours de la révolution, se dresser au-dessus de la société et lui enlever toute capacité de résistance, c'est que le parti dont il était l'émanation fut d'emblée conçu comme une entité indépendante des forces sociales, et plus particulièrement de la classe dont il tirait sa substance et sa légitimité. Lénine a fondé son mythe du parti sur la ruine du mythe marxiste de la classe élue. L'acte de naissance du bolchévisme dans Que faire? (1902) et Un pas en avant, deux pas en arrière (1904) est une contestation impitoyable et radicale de la capacité historique du prolétariat : c'est bien cette décapitation, cette capitis diminutio du prolétariat qui rendit possible la prétention du parti d'être la «tête» de la Révolution. Le second trait spécifique du parti de type léniniste, trait qui le distingue de tous les autres partis politiques (sauf les partis fascistes, créés dans une large mesure à son image), c'est sa structure interne, laquelle réduit à l'extrême son caractère politique ( au sens classique du terme) et l'apparente à l'Eglise (par son idéologie dogmatisée), à l'appareil bureaucratique (par son organisation centralisée et hiérarchisée) et à l'armée (par l'obéissance «monolithique» qu'il réclame de ses militants de base). Primat de l'avant-garde (et donc dépossession du prolétariat) ; centralisation bureaucratique (et donc dépolitisation du parti) : examinons de plus près ces deux_points. Nous commencerons par une évocation de l'idéologie. Le fameux adage de Lénine : « Sans théorie révolutionnaire, pas d'action révolutionnaire » 21 signifie aussi : « Sans doctrine totale, pas de domination totale. » En effet, ni l'unité ni la discipline que le léninisme préconise dans l'action ne sont possibles sans une unité de pensée, une idéologie dogmatisée, une orthodoxie à la base. Mais aussi, pour soumettre les masses, pour • parvenir à contrôler tous les aspects de la vie, il fallait plus que la seule contrainte, - il fallait une q.octrine unitaire, une « conception du monde » exhaustive, une vérité embrassant la totalité de l'existence, non seulement l'économie et la politique, mais encore la pensée et la sensibilité, toute la culture, y compris la vie privée. C'est au nom de cette doctrine fabuleuse que Lénine a formulé pour la première fois sa thèse de la « transcendance » du parti. « Science prolétarienne» et prolétariat MARx connaissait bien l' hybris du sectarisme : La secte trouve sa raison d'être dans son point d'honneur, et ce point d'honneur, elle le cherche non pas dans ce qu'elle a de commun avec le mouvement de classe, mais dans un signe particulier qui la distingue du mouvement 22 • ~l. Que Jaire ?, in Œuvres choisies, I, p. 192. 22. Marx : Lettre à J. B. Schweitzer du 13-10-1868.

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