Le Contrat Social - anno VII - n. 4 - lug.-ago. 1963

212 1894), se retrouvent, amplifiés, puis portés au paroxysme vers la fin de sa vie, dans ses polémiques contre les « social-traîtres » et autres « ramasseurs de miettes impérialistes >> de la social-démocratie... Baignant dans une telle ambiance de catastrophe et d'intransigeance révolutionnaire, incapable de traduire ses rêves extrémistes en une action politique concrète, étouffant sous l'autocratie et coupée de la masse inerte et inculte, l'intelligentsia allait pousser jusqu'à leurs dernières conséquences les deux axiomes du blanquisme : la foi en la toute-puissance de l'élite et la sous-estimation de la capacité révolutionnaire de la masse. A l' « organisation militaire » que réclamait Blanqui 14 , Tchernychevski, Bakounine, Netchaïev et Tkatchev donneront la signification d'un ordre religieux et prépareront la voie à Lénine et à ses « révolutionnaires professionnels ». La mystique de l'avant-garde ÉCRIT en 1862 dans une cellule de la forteresse Pierre-et-Paul, devenu après sa parution dans le Contemporain (1864) l'Evangile de l'extrémisme russe, le roman de Tchernychevski: Que faire? fut la première tentative d'apothéose de l'« avantgarde ». Décrivant les « hommes nouveaux» qui composent, ou doivent composer, la minorité active des créateurs de l'histoire, Tchernychevski disait : << Chacun d'entre eux est un homme grave qui n'hésite pas, ne recule pas et sait prendre une affaire en main de telle sorte qu'elle ne lui échappe plus. » Ce qui caractérise les révolutionnaires, · c'est une communauté de destin, une unanimité idéologique et une identité de réflexes qui les transforment en une espèce d'ordre monolithique : « Ils sont tous sur le même mode », et chez eux « tout est sur le même mode ». « Ils voient tout à leur façon : la morale, le confort, la sensibilité, le bien. » Chez eux, la « cause commune» n'est pas une affaire parmi d'autres, mais une « nécessité qui emplit la vie » - une espèce de grâce divine qui illumine et donne un sens à la vie terne et prosaïque de la masse : C'est par eux que la vie de tous s'épanouit. Sans eux elle s'étiolerait, tournerait à l'aigre. Ils sont peu nombreux, mais ils permettent à tous de respirer. Sans eux, les gens étoufferaient. Ils sont comme la théine du thé, comme le bouquet d'un grand vin, c'est d'eux que vient le parfum (de la vie), ils sont la fleur des meilleurs, le moteur des moteurs, le sel du sel de la terre... Ce type est né et se multiplie rapidement. Dans quelques années, dans très peu d'années, on leur criera: sauveznous. Ce qu'ils diront, tous l'accompliront. On pense à la Lettre à Diognète et à l'imagerie du « nouvel Israël » de la première époque du christianisme - mais revues par un lecteur de Machiavel et de Hegel ... 14. Blanqui: op. cit., pp. 218-219. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Serge Netchaïev fut le premier qui rêva de réaliser les préceptes de Tchernychevski. Fondateur de l'association révolutionnaire dite Société de la Hache, il voulut mettre en application l'extraordinaire Catéchisme du Révolutionnaire écrit en 1869 par Bakounine. Celui-ci, horrifié des pratiques fanatiques et meurtrières de son élève, l'a répudié et lui a même attribué la paternité du Catéchisme. Netchaïev, dit-il .•• ... est arrivé peu à peu à se convaincre que pour fonder une société sérieuse et indestructible, il faut prendre pour base la politique de Machiavel et adopter pleinement le système des jésuites - pour corps la seule violence, pour âme le mensonge. La vérité, la confiance mutuelle, la solidarité n,existent qu'entre une dizaine d'individus qui forment le sanctus sanctorum de la société. Tout le reste doit servir comme instrument aveugle et matière d'exploitation aux mains de cette dizaine d'hommes. Il est permis et même ordonné de les tromper, de les compromettre, de les voler et même au besoin de les perdre 15 • Il n'en reste pas moins que c'est dans ce Catéchisme que nous trouvons la première formulation de la pédagogie léniniste. Lorsque Lénine réclamera, dès le premier numéro de l' /skra, la formation d'hommes « qui ne consacrent pas à la révolution leurs soirées libres, mais toute leur vie », il ne fera que ressusciter les « révolutionnaires » apocalyptiques que le Catéchisme décrit en ces termes : . § 1. Le révolutionnaire est un homme voué. Il n'a ni intérêts personnels, ni affaires, ni sentiments, ni attachements, ni propriété, ni même un nom (...). § 2. (...) Il a brisé tout lien avec l'ordre civil et avec le monde civilisé tout entier, avec les lois, les convenances, avec la moralité et les conventions généralement reconnues dans ce monde. Il en est l'ennemi implacable, et s'il continue à vivre dans ce monde, ce n'est que pour le détruire plus sûrement. § 6. (...) Tous les sentiments d'affection, les sentiments ramollissants de parenté, d'amitié, d'amour, de reconnaissance doivent être étouffés ~n lui par la passion unique et froide de l' œuvre révolutionnaire (...). § 7. (...) La passion révolutionnaire, devenue chez lui une habitude de tous les jours et de tous les instants, doit s'allier au froid calcul (...) § 8. (...) Le degré d'amitié, de dévouement et des autres obligations envers un tel compagnon ne se mesure que par son degré d'utilité dans l'œuvre pratique de la révolution pan-destructive. . Ce qui se dessine ici, c'est bien l'« ascétisme bolchévique », l'arrachement hors du monde, qui fonde un travail acharné dirigé vers un but unique·: la destruction de l'ordre établi. De là vient aussi l'idée d'une organisation rigoureusement hiérarchisée selon le degré d'initiation : le Catéchisme distingue des catégories parmi les . révolutionnaires, ceux de la première catégorie se réservant le droit de considérer les autres comme un « capital qu'on peut dépenser» : 15. Cité par B. Souvarine : Staline. Aperçu historique du bolchévisme, 1935, p. 532.

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