Le Contrat Social - anno VII - n. 4 - lug.-ago. 1963

K. PAPAIOANNOU masse• engagée dans l'action» 8 : plus l'action s'approfondit et attaque les fondements mêmes de l'ordre existant, plus la masse gagne en importance et plus le rôle de l'avant-garde diminue. C'est ainsi que Rosa Luxembourg pouvait considérer l' « abolition de la distinction entre dirigeants et dirigés» comme la « tendance dominante du mouvement socialiste » 9 • A l'opposé -de cette conception humaniste et idéaliste qui correspond à la maturité de la société démocratique, le « blanquisme » apparaît bien comme la « maladie infantile » du mouvement ouvrier. On le retrouve en effet au moment de la · constitution des mouvements ouvriers d'Allemagne et de Russie. Engels en avait clairement indiqué le principe dans une lettre-circulaire adressée aux chefs de la social-démocratie allemande· en septembre 1879 : La classe ouvrière est incapable de s'affranchir par elle-même. Elle doit passer sous la direction de bourgeois « instruits et aisés » qui seuls « ont l'occasion et le temps» de se familiariser avec les intérêts des ouvriers 10 • Vue de Russie, cette distinction quelque peu pédante entre dirigeants instruits et dirigés voués aux tâches d'exécution, prenait les dimensions d'une opposition manichéenne, vertigineuse, entre l'intelligentsia révolutionnaire et la masse amorphe. L'« intelligentsia» et la masse · L'APPARITIOdNe l'intelligentsia est un moment décisif de l'évolution des pays précapitalistes non occidentaux dont la structure traditionaliste et communautaire se trouve ou partiellement détruite ou entièrement contestée par la domination, directe ou indirecte, des Etats européens et le rayonnement des idées européennes. En tant que catégorie sociologique, l'intelligentsia est le produit typique des effets corrosifs ou négatifs du processus de « modernisation » ou d' « occidentalisation». La pénétration des idées, des techniques et des institutions européennes a partout bousculé un ordre social et culturel millénaire. On connaît les résultats de ce bouleversement : émancipation brutale des individus, surtout dans les villes où ils vivent déracinés, « détribalisés » ; décadence des institutions et des autorités traditionnelles; brusque passage d'une société communautaire, à base mystique, à une société individualiste dont la mentalité calculatrice et sçeptique détruit au commencement plus de valeurs qu'elle n'en crée. Les croyances anciennes s'effacent, mais il reste une mentalité mystique sans emploi, qui cherche des valeurs de remplacement. La convulsion que subit le monde précapitaliste 8. Marx-Eng~ls : La Sainte Famille, éd. Costes, II, p. 145. 9. Cf. Marxisme contre dictature, Paris 1946, p. 37. 10. Ausgewiihlte Briefe, Berlin 1953, p. 389. Biblioteca Gino Bianco • 211 le laisse désorienté, à la recherche de nouvelles structures : les idéologies, reflets des théories occidentales dans les milieux les moins préparés à les assimiler, se substitueront aux anciennes, cosmologies. Les hommes de l'intelligentsia sont d'abord happés par l'idéologie qu'ils vivent religieusement et à laquelle ils se consacrent exclusivement. Darwinisme, matérialisme, marxisme n'étaient plus des hypothèses de travail, des vérités partielles et relatives, mais se muaient en un système clos où l'idolâtrie de la science s'annexait les attributs de l'orthodoxie : selon le mot amer d'Engels, les marxistes russes citaient les passages des écrits et des lettres de Marx « comme si c'étaient des textes des classiques ou du Nouveau Testament» 11 • Extrémisme et apocalyptisme CETTEABS0LUTISATId0uNmarxisme n'était pas faite pour atténuer le penchant ancestral des Russes pour l'apocalyptisme. Si le personnage de Dostoïevski « attendait la destruction du monde, non pas dans un temps plus ou moins éloigné, selon des prophéties qui pouvaient ne pas s'accomplir, mais d'une façon tout à fait précise, aprèsdemain par exemple, exactement à dix heures vingt-cinq du matin» 12 , le marxisme, lui, donnait aux thèmes catastrophiques une caution scientifique qui pouvait aisément se combiner avec l'idée de la destruction volontaire (l' « appel à la hache»), si particulièrement caractéristique de l'état d'esprit des nihilistes. Elle entraînait aussi une violente dépréciation de tout ce qui relevait de la science désintéressée et une haine farouche du libéralisme. Lorsque Tchernychevski lut en Sibérie la Critique de l'économiepolitique de Marx, il eut ce mot terrible : « C'est de la révolution à l'eau de rose 13 • » Tchernychevski voulait. pourchasser le libéralisme « de Cadix à Kœnigsberg, de la Calabre au cap Nord». Ceux, disait-il, « qui ont besoin d'enthousiasme, qui aspirent à l'action et au bien » doivent « prendre en haine le libéralisme » - « mot creux qui engendre tant de confusion mentale, de sottises politiques, qui fait tant de mal au peuple ». Lénine, qui vouait une admiration sans bornes à Tchernychevski, n'a fait que retrouver les accents de celui-ci dans sa dénonciation du libéralisme bourgeois aussi bien que du réformisme ouvrier. Les termes de saleté libérale, faribole libérale, philistinisme libéral, crétinisme libéral, ravaudage libéral, ramassage de miettes libéral, etc., qui pullulent dans sa première œuvre ( Ce que sont les Amis du Peuple, II. Engels : Lettre à I. A. Hourwitch, 1893. 12. Dostoïevski : Les Démons (éd. de la Pléiade, 1955), p. 144. 13. Les citations de Tchernychevski sont tirées de l'essai de N. Valentinov : « Tchernychevski et Lénine », in Contrat social, n°• 2 et 3 de 1957.

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