210 Elevés à l'école de la conjuration, liés par la stricte discipline qui y correspond, ils [les blanquistes] partaient de ce point de vue qu'un nombre relativement petit d'hommes résolus et bien organisés était capable, à un moment donné propice, non seulement de s'emparer du gouvernail de l'Etat, mais aussi, en déployant une grande énergie sans égard à rien, de s'y maintenir assez longtemps pour réussir à entraîner la masse du peuple dans la Révolution et à la grouper autour de la petite troupe directrice. Pour cela, il fallait avant toute autre chose la plus sévère centralisation dictatoriale de tout le pouvoir dans la main du nouveau gouvernement révolutionnaire 2 • Pour Engels, cette conception était un anachronisme que l'expérience réellement révolutionnai~e des communards avait relégué au musée des antiquités du mouvement ouvrier. En ~ffet, p_~u_rles blanquistes, que Kautsky comparait aux Jeswtes du Paraguay 3 , le prolétariat était incapable d'initiative révolutionnaire ; une minorité instruite, c'est-à-dire issue de la bourgeoisie, devait se substituer à lui et assumer la tâche de la révolution : Grâce au ciel, écrivait Blanqui en 1852, il y a beaucoup de bourgeois dans le camp prolétarien. Ce sont eux qui en font même la principale force... Ils lui apportent un contingent de lumières que le peuple malheureusement ne peut encore fournir. Ce sont des bourgeois qui ont levé les premiers drapeaux du prolétariat, qui ont formulé les doctrines égalitaires, qui les propagent 4 • A cette conception oligarchique du primat des intellectuels, Marx et Engels opposent constamment leur foi démocratique en la capacité d'autodétermination de la masse, telle qu'elle s'exprime dans la fière devise de l'Internationale : « L' émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Les « communistes » dont parle le Manifeste ne constituent pas une organisation politique au sens traditionnel du terme : Ils ne forment pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers; ils n'ont pas d'intérêts distincts de ceux du prolétariat tout entier ; ils ne proclament pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement prolétarien. Ce qui les distingue des autres groupements ouvriers est défini ainsi : Dans l'ordre de l'action, ils constituent la fraction la plus résolue (...), tandis que, dans l'ordre de la théorie, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence lucide des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien 5 • 2. Engels : Préface à L~ Guerre civile en France, 1871 (Paris 1936, p. 13). 3. K. Kautsky : Die Diktatur de, Proletariats, Vienne 1918, p. 16. 4. Blanqui : Texte, choin1, Paris 1955, p. 132. 5. Marx-Engels : Mani/ e1tecqmmuniste, Paris 1947, p. 80. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Si les « communistes » ne constituent pas un parti particulier, les partis eux-mêmes ne sont que des expressions passagères et limitées du mouvement ouvrier, totalité qui les dépasse de toutes parts et se manifeste à tous les niveaux de la réalité sociale. « Le parti au sens éminemment historique du terme» dont parle Marx dans sa lettre à Freiligrath (du 29 février 1860), désigne l'ensemble des forces par lesquelles se manifeste l' « auto - activité », l' « auto - affranchissement », « l'économie politique ouvrière » dans les usines, les coopératives, les organisations syndicales, etc. De ce « parti » qui « naît spontanément du sol de la société moderne », les organisations purement politiques ne sont que des expressions « éphémères », de simples « épisodes ». La politique n'est qu'une des dimensions de l'action par laquelle le prolétariat sort de sa passivité onginelle et s'affirme dans l'histoire. Si la « conquête de la démocratie» est la condition de l'affranchissement ouvrier, celui-ci se situe d'emblée en dehors de la sphère politique, se manifeste essentiellement dans le travail de reconstruction économique, dans la démocratisation des « rapports de production » : La révolution en général - le renversement du pouvoir existant et la dissolution de l'ancien état de choses - est un acte politique. Sans révolution, le socialisme ne peut s'accomplir. Il a besoin de cet acte politique pour autant qu'il a besoin de la destruction et de la dissolution. Mais dès que commence son activité organisatrice, sa fin suprême, son âme, alors le socialisme rejette l'enveloppe politique 6 • Le politique s'efface devant le social et c'est bien cette résorption postulée du politique dans l' « activité organisatrice » du prolétariat qui explique pourquoi, entre autres... ...Les syndicats ne doivent jamais être rattachés à une association politique ou se trouver sous sa dépendance (...); le faire, c'est leur porter un coup mortel. Les syndica~s sont les écoles du socialisme. C'est dans les syndicats que les ouvriers s'éduquent et deviennent socialistes (...). Tous les partis politiques, quels qu'ils puissent être, sans exception, n'enthousiasment la masse des ouvriers qu'un certain temps, momentanément; les syndicats, par contre, captent la masse de façon durable ; seuls, ils sont capables de représenter un véritable parti ouvrier .et d'opposer un rempart à la puissance du capital. .. 7 • On est loin du « marxisme orthodoxe » de nos jours, qui ne voit dans les syndjcats que des « courroies de transmission » des directives du Parti considéré comme le démiurge exclusif de l'histoire. Au contraire, dans l'esprit de Marx, l'exaltation de la classe entraîne une constante dévalorisation du politique. « Avec la profondeur de l'action historique croîtra le volume de la 6. ~arx-Engels : Gesamtausgabe, I, 3, pp. 22-23. 7. Déclaration de Marx à une délégation de syndicalistes allemands, 27-n-1869. Cf. Marx : Travail salaril et capital, Paris 1962, p. 120.
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