176 - Oui, ici c'est déjà l'automne. Et dans mon pays il y a déjà des gelées, dit Arkadi Sémionovitch, qui s'empressa de soutenir la conversation en s'efforçant de ne pas donner trop d'importance à l'allure rébarbative de l'autre. Il est même possible que la neige soit tombée. Nous n'avons pas eu d'été. Le temps a été horrible. De· la pluie, du froid. . - D'où êtes-vous ? répliqua le passager d'un arr sec. - De Léningrad. Je vais chez mon frère .à Eupatoria. Je ne l'ai pas revu depuis cinq ans; avant, je ne l'avais pas vu pendant sept ans. Cependant il fut un temps où je ne pouvais vivre séparé de lui pendant une heure. Nous sommes jumeaux. Mais maintenant nous nous rencontrons plus rarement... Oui, nous n'avons pas eu de chance. - Vous auriez dû vivre ensemble. - Je ne parle pas de cela. Je pense à vous et à moi. Nous n'avons pas eu de chance, dit Arkadi Sémionovitch en souriant. Je supposais que cela serait beaucoup plus intéressant ; je pensais à un voyage en mer, à du romantisme; or, il se trouve que c'est de la véritable prose. Ah oui, excusezmoi, je ne me suis pas présenté : Arkadi Sémionovitch. Je me suis reposé dans un sanatorium, et maintenant, comme je vous l'ai dit, je vais à Eupatoria chez mon frère que je n'ai pas vu depuis cinq ans déjà. Et vous, excusez-moi, quel est votre nom ? Le passager resta silencieux, puis il abaissa sa mâchoire inférieure, ce qui rendit son nez osseux encore plus mince, et répondit à contre-cœur : - Ivan Ivanovitch. - Très heureux. Vous allez loin, Ivan Ivanovitch ? - Au même endroit que vous. - C'est encore mieux, fit Arkadi Sémionovitch en s'animant davantage. Je ne supporte pas de rester seul et cette fois-ci encore je n'arrive pas à ne pas penser à mon frère : il fut un temps où, quand on se séparait pour une heure, on pleurait, mais maintenant on s'est éloigné. - Vous avez rarement l'occasion de vous rencontrer, dit Ivan Ivanovitch en repliant son journal et en le mettant dans sa poche. - Ce n'est pas uniquement pour cela, il y a eu diverses circonstances. Arkadi Sémionovitch se tut, comme s'il se souvenait de quelque chose, et il dit en soupirant : - En plus, il faut beaucoup travailler, on ne remarque même pas comment les années passent. Et puis tout nous concerne, tout nous inquiète, tout nous émeut. Les affaires du monde entier et celles de notre pays... - L'homme soviétique est ainsi fait, coupa Ivan Ivanovitch. - C'est tout à fait exact, dit en hochant la tête Arkadi Sémionovitch. Il aurait voulu demander quel était le métier d'Ivan Ivanovitch, mais il Bibl'iotecaGino Bianco UN CONTE SOVIÉTIQUE hésita au dernier moment (« j'aurai encore le temps de le faire », pensa-t-il). - A propos, vous avez dîné ? .- Non. - Alors c'est formidable! Allons-y. Nous boirons un petit verre de cognac et terminerons cette petite. journée. Que nous reste-t-il à faire si le diable nous a inspirés de voyager en mer fin novembre ? . - Eh bien, allons-y, bien que je ne sois pas amateur de cognac. - Allons, allons, Dieu lui-même a ordonné de boire quand ce n'est pas plus d'un petit verre. Il fut un temps où le restaurant était plein de monde - ce n'est pas par hasard que dans la grande salle aux murs de verre il y avait beaucoup de petites tables, - mais maintenant ici aussi c'était vide. Les ombres lourdes des palmiers tombaient sur le plancher. Les serveuses se tenaient auprès du buffet. Elles regardaient les passagers d'un air indifférent. Elles observaient à quelle table ils allaient s'installer; ensuite, l'une d'elles, une petite jeune, s'approcha et prit la commande. - Il doit probablement faire bon ici l'été, dit Arkadi Sémionovitch en jetant un coup d'œil circulaire et en regardant attentivement à travers les murs de verre en direction du lointain de la mer. Il y a même une piscine. Mais maintenant c'est triste. Ces gens avec des sacs, des paquets, sur des chaises longues, vous les avez vus ? - Oui. Et alors ? - Ils ont une allure qui ne cadre vraiment pas avec ce bateau de plaisance. Vous ne trouvez pas? Ivan Ivanovitch resta silencieux. La serveuse apporta le cognac et les zakouski. En se souhaitant mutuellement bonne santé, ils se mirent à boire. Arkadi Sémionovitch mangea un petit morceau de pain avec du caviar, posa son couteau et demanda d'un air confiant : - Ne vous êtes-vous pas demandé, Ivan Ivanovitch, po,urquoi après la guerre les gens se sont mis à boire plus qu'avant ? Il était déjà un peu gai et, comme cela arrive toujours dans cet état, il se laissait aller à parler du destin du monde, de la vie du peuple, des affaires de son pays. - Je n'ai pas remarqué que les gens boivent plus qu'avant, dit Ivan Ivanovitch sans relever la tête de son assiette. - Moi, je vais vous dire pourquoi il en est ainsi. C'est, parce que durant ces années qui ont suivi la guerre, nous avons vécu dans un état de tension incessante. Il n'y a pas de jours que la radio ou les journaux ne nous informent de la menace d'une nouvelle guerre. Comment alors rester d'humeur égale ? Peut-on chercher à deviner l'avenir si l'on n'est pas sûr que demain une guerre ne nous tombera pas dessus ?
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