Le Contrat Social - anno VII - n. 1 - gen.-feb. 1963

14 tionner le blé. Dans tout le pays, les paysans se ·dressaient contre le régime. Les jacqueries, les grèves ouvrières de Pétrograd et finalement la révolte de Cronstadt montraient que le bolchévisme avait perdu l'appui des deux classes qui l'avaient porté au pouvoir. Comme le dit Lénine dans sa brochure sur L' Impôt en nature, « la situation politique au printemps de 1921 était telle que des mesures immédiates s'imposaient pour améliorer la situation des paysans et relever leurs forces productives » (II, 862). Il était clair que seuls l'abolition des livraisons obligatoires et le retour à la liberté du commerce pouvaient redresser une situation que les mauvaises récoltes et les épizooties rendaient catastrophiques. C'est ce que demandaient les menchéviks, lesquels étaient en train de redevenir ~e principal porte-parole de la classe ouvrière. L'instauration presque furtive, de toute manière brutale et imprévisible, de la nep semblait leur donner raison. En réalité, la confirmation de leurs avertissements sonna leur fin. « La place des menchéviks est en prison» : c'est ainsi que Lénine (II, 884) formula pour la première fois la règle totalitaire bien connue qui permet au parti au pouvoir d'adopter le programme de l'opposition tout en l'exterminant politiquement et physiquement. La« nep a DANS l'esprit de Lénine, la suppression des contraintes administratives et la libération des échanges devaient aussi « aider le pouvoir prolétarien à combattre l'éparpillement des paysans et [par conséquent] à combattre jusqu'à un certain point le bureaucratisme » (II, 886). En réalité, cet espoir n'a pas été confirmé. Le libéralisme relatif de la nep n'a nullement empêché la bureaucratie de proliférer et de consolider sa domination. En 1924, trois ans après l'instauration de la nep, le nombre total des fonctionnaires, de 1 million environ au moment de la révolution, était passé à 2. 767 .ooo, la population ayant diminué de 20 % et la classe ouvrière ayant perdu 40 % de ses membres. Trois ans plus tard, alors que l'économie nationale, les effectifs de la classe ouvrière et la production industrielle venaient de retrouver leur niveau d'avant guerre, le nombre des fonctionnaires atteignait 4 millions. C'est que la bureaucratie soviétique n'était pas une « superstructure basée sur l'éparpillement des paysans », mais un trait structurel du régime : contesté par l'immense majorité de la masse paysanne, sans appui dans la minorité prolétarienne, incapable de justifier son monopole du pouvoir par une gestion économique efficace, le Parti ne pouvait se maintenir qu'en multipliant les contraintes, en créant, comme dirait Marx, « à côté des véritables classes de la société, une caste artificielle pour laquelle le maintien du régime devenait une question de couteau et de four- . chette ». Biblioteca Gino. Bianco LE CONTRAT SOCIAL Lénine s'illusionnait également lorsqu'il disait que le commerce de gros, monopolisé par l'Etat et organisé selon les principes du « capitalisme d'Etat », allait « unir économiquement les millions de petits paysans, en les intéressant, en les .associant, en les amenant aux formes supérieures [socialistes] d'association et d'union dans la production elle-même» (II, 917). En réalité, le marché des céréales n'a jamais retrouvé l'intensité d'avant la révolution et n'a nullement incité les paysans à se regrouper dans les fermes collectives : en 1928, la dernière année de la nep, les kolkhozes représentaient un pourcentage insignifiant des fermes (1,7 %) et de la production agricole totale (1,8 %). Sur deux points, Lénine ne se trompait guère : « Le profit personnel relève la production ; il nous faut augmenter la production avant tout et coûte que coûte» (Il, 917). Ce but fut atteint : libérée des prélèvements autoritaires 9 , vivifiée par des stimulants « capitalistes » (location des terres, emploi de salariés), la production agriçole augmenta bientôt considérablement. Ce relèvement de l'économie rurale entraînait certaines conséquences alarmantes que Lénine avait claiment indiquées dans son rapport sur l'impôt en natur~ (15 mars 1921) : « Ne fermons pas les yeux au fait que le remplacement des réquisitions par l'impôt signifie que l'élément koulak se développera beaucoup plus qu'avant. Il croîtra dans des endroits où il ne pouvait pas croître. » Ayant catalogué la Russie paysanne comme « le pays le plus petit-bourgeois d'Europe ,, (II, 21), absurdité manifeste, Lénine et les bolchéviks avaient depuis toujours tendance à considérer les moujiks comme l'incarnation la plus perfide du « capitalisme ,, : Ils entourent de tous les côtés le prolétariat d'une ambiance petite-bourgeoise, ils l'en pénètrent, ils l'en corrompent, ils suscitent constamment au sein du prolétariat les défauts propres à la petite bourgeoisie : manque de caractère, dispersion, individualisme (II, 713). Les « koulaks » allaient désormais donner un visage à l'« activité quotidienne, invisible, insaisissable, dissolvante » (ibid.) de l' « ennemi de . classe », et servir _depoint de fixation psychanalytique à la « fausse conscience» des dictateurs. Qu'étaient donc ces « koulaks »? Les koulaks comme « problème » NIVELÉE en 1919, la propriété rurale avait recommencé à se différencier sous l'influence du marché et de la pénurie générale. Le partage des , 9. Encore faut-il ne pas surestimer le libéralisme de la nep. L'impôt qui a remplacé les réquisitions absorbait en 1922 les 10,5% du produit agricole brut, contre 8,2% en 1913. Or, dans ce dernier pourcentage était compris le paiement non seulement des impôts, mais aussi des rentes et des intérêts. Cf. L. B. Hubbard : The Economiesof Sovid Azriculture .1939, p. 86.

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