Le Contrat Social - anno VII - n. 1 - gen.-feb. 1963

10 de la vie doivent succomber. (...) En Grande-Bretagne, ce processus est transparent. L'application des méthodes scientifiques à la production expulse les hommes de la campagne et les concentre dans les villes industrielles. (...) La population paysanne, l'élément le plus immobiliste et le plus conservateur de la société moderne, disparaît. (...) L'Angleterre est le pays où commence la véritable révolution de la société moderne 2 • Cette profession de foi sera réaffirmée dixsept ans plus tard, et avec le même éclat, dans une lettre à Kugelmann du 28 mars 1870 : L'Angleterre seule peut servir de levier pour une révolution sérieusement .économique. Car c'est le seul pays où il n'y a plus de paysans. Marx dirait aujourd'hui que seuls les EtatsUnis pourraient accomplir une révolution« sérieusement économique ». Mais la réalité a infligé un démenti cruel et total à ses espérances et à ses certitudes. De la généralisation du salariat a résulté non pas une misère croissante, mais une profusion de richesses dont profite une masse incommensurablement plus grande qu'à aucune autre époque de l'histoire. De même, la réduction de la population agricole n'a pas entraîné l'extension à la campagne de la lutte de classes citadine ; au contraire, elle est le signe et la condition d'un niveau de vie plus élevé, lequel, depuis longtemps déjà, a infléchi dans le sens du réformisme la lutte de classes dans les cités industrielles. Ouvriers réformistes et paysans révolutionnaires TRAUMATIpSaÉr les horreurs de l'accumulation primitive, Marx ne pouvait que demeurer fermé aux signes déjà manifestes de ce renversement des tendances. Mais c'est surtout son appréciation du paysannat qui devait se révéler comme le point le plus faible de sa doctrine. Marx n'a jamais omis la moindre occasion de flétrir le caractère « barbare » et surtout «réactionnaire » des paysans. Dans tous ses écrits perce le mépris du citadin pour ce résidu suranné de l'âge féodal et la haine du révolutionnaire contre les supports du bonapartisme, les fossoyeurs de 48 et de la Commune. Mais, en 1862 déjà, la révolte agraire et égalitaire des Taïpings avait montré quelle serait· la force révolutionnaire principale du :xxe siècle. A partir de la Commune de Paris, le _mouvementouvrier de l'Ouest de l'Europe continentale devient marxiste et s~enfonce .dans le réformisme 3 , tandis que l'Angleterre et les 2. Gesammelte Schriften 1852-1862, éd. Dietz., 1917., I, 117. Marx ne pouvait pas prévoir la signification dramatique que la • campagne de labourage , ( plough-up campaign) .allait rev!tir en Angleterre durant la dernière guerre ..• 3. On a trop tendance à oublier que ce n'est pas le marxisme., mais le chartisme, le proudhonisme, le bakouninisme qui furent les idéologies prédominantes de la phase rlvolutionnaire du mouvement ouvrier dans les pays « mtirs » pour le socialisme. B·iblioteca Gino. Bianco LE CONTRAT SOCIAL U.S.A. - les pays les plus capitalistes, donc les plus «prolétariens » - se révèlent imperméables à l'idéologie révolutionnaire et même à toute idéologie «de classe». Mais de l'affranchissement des serfs (1861) jusqu'à la révolution de 1905, la Russie a connu deux mille émeutes paysannes... Le déplacement du centre de gravité de la lutte révolutionnaire vers les pays précapitalistes, donc préprolétariens, a signifié avant tout la transformation du paysannat en principal support de la révolution. Zapatistes au Mexique, socialistes-révolutionnaires et anarchistes en Russie, enrôlés sous les bannières du Kuo-min-tang, puis du P.C., en Chine, levés en masse par les Fronts nationaux en Yougoslavie, en Grèce ou au Viet-Nam, les paysans ont partout joué un rôle d'autant plus révolutionnaire que les ouvriers des pays industriels ne semblaient guère disposés à réaliser la « mission » que leur assignait la dialectique. «Jamais un mouvement communiste ne peut partir de la campagne » : cela aussi Marx l'avait dit 4 ••• Un siècle plus tard, les paysans cc néolithiques » du Yénan et des provinces les plus arriérées de la Chine constituaient le gros de l'armée qui allait imposer le «communisme» à un demi-milliard d'individus ... De même, la révolution russe de 1917-1921 fut une révolution essentiellement paysanne en ce sens que les paysans furent les seuls à atteindre effectivement leurs objectifs et à réaliser leur revendication de classe : le partage des terres. A l'opposé des ouvriers, auxquels, comme le constatait Lénine 6 , « trois années de domination politique avaient fait subir des calamités, des · privations, la famine, une aggravation de leur situation économique, comme jamais aucune classe au monde n'en a connu » (II, 835), les paysans avaient « gagné les premiers, gagné le plus, gagné du premier coup » (II, 639). · Tandis que le« socialisme» disparaissait derrière l'écran de fumée de la démagogie - les décrets gouvernementaux eux-mêmes étaient devenus des « formes de propagande» (II, 977), - les paysans avaient accompli la seule révolution cc sérieusement économique » qu'on pût discerner en ces années d'anarchie et de confusion. Lors du premier partage (1917-18), les paysans aisés .avaient rêussi à s'approprier les meilleures_terres. Dirigé par les « comités des paysans pauvres», le second partage (1918-19) corrigera les inégalités du premier. Ainsi la campagne fut nivelée, la classe.des grands propriétaires fonciers disparut complètement, le paysan moyen devint le personnage prépondérant dans les villages, la masse des cultivateurs indépendants passa de 16 à 22 millions et « la classe paysanne est devenue une classe, de paysans moyens» (Lénine). En 4. Marx : Die Deutsche Jdeologie, éd. Dietz, 1953., 370 (trad. Molitor VIII., 202). 5. Les chiffres latins et arabes entre parenthèses renvoient au volume et à la page des Œuvres choisies de Lénine, Moscou 1948, en français.

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