354 . Essayons toutefois de nous persuader que nous demeurons fidèles à l'esprit des philosophies sensualistes, que nous nous dirigeons vers une morale à la fois naturelle et altruiste que Diderot accepterait bien volontiers. Nous en serons pour nos frais, car le tiède compromis ainsi établi va être emporté dans le brusque déferlement des évidences du cœur : pas de société bonne si le citoyen n'est d'abord vertueux, point de vertu sans conscience de la religion éternelle. Voici donc la pièce maîtresse du système, la Profession de foi, et l'on ne saurait trop remarquer d'abord comment elle contredit ou transcende toutes les manières d'enseigner qui furent si patiemment exposées. Que viendraient faire ici le recours aux sens et l'expérience concrète, puisqu'il s'agit par définition d'appréhender ce qui est immatériel ? D'où la mise en scène, la majesté du décor, l'intervention d'un nouveau personnage, l'éloquence, la démonstration logique et pathétique ; finalement surgit la réalité qu'Emile portait en lui sans le savoir, la conscience personnelle riche de sublimes certitudes .. Quel est donc le principe de cette conversion, sinon la découverte du fait immense que l'homme peut agir délibérément contre son bien propre par considération d'un bien qu'il estime supérieur, cette option nous paraissant émouvante et belle encore qu'elle ne soit pas naturelle ? De par sa seule possibilité, elle implique la liberté, le sentiment du devoir, la soumission à des vérités qui sont celles de la foi ; tout est radicalement transformé. Certes, la religion de Rousseau n'est pas, tant s'en faut, simple retour au bercail chrétien; chacun la découvre en son cœur s'il sait descendre en lui-même, sans qu'il soit besoin de l'intervention des prêtres, ni même de l'aide des textes, car il est clair que rien de très important ne serait modifié si Emile n'avait pas appris à lire. Elle est un piétisme subjectif, qui confère à l'individu un caractère sacerdotal ou inspiré, qui est compatible avec l'illuminisme, l'orgueil, les ambitions délirantes. En ce sens, elle fomente ou du moins relance un courant de pensées et d'émotions qu'on peut dire essentiellement moderne, car il emplit le xixe siècle et non moins le nôtre ; il n'est pour ainsi dire aucun grand romantique qui n'ait possédé sa théologie ou sa théosophie, qui n'ait voulu, grâce aux lumières qu'il portait en lui, régénérer la société et sauver les hommes. Un glissement à peu près inévitable assigne pour terme à cette évolution la divinisation de l'homme ; contemporaines, la religion de Tolstoï et celle de Nietzsche ne sont peut-être pas aussi contradictoires qu'on serait tenté de le croire à première vue. Aujourd'hui encore, quel pullulement de doctrines personnelles qui voudraient se faire prendre pour de véritables religions ! Que le sermon du Vicaire savoyard ait eu bien des échos, qu'il ait impressionné Kant, Gœthe, Tolstoï et nombre d'autres, provoqué une mutation spirituelle, inspiré à Robespierre, de compte Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES à demi avec le dernier chapitre du Contrat social, qui d'ailleurs en découle, la tentative d'instauration d'une religion civile, il suffit de le rappeler. Mais il importe davantage de préciser qu'en dépit de l'épisode historique auquel nous venons de faire allusion et qui, comme on sait, fut un échec, l'influence de Rousseau ne s'exerçait nullement dans le sens de la Révolution française et ne préparait en aucune manière la prédication marxiste. Le grand courant de la révolution politique et sociale du xixe siècle, dans la mesure où il portait en lui une philosophie, se rattachait beaucoup plus nettement aux idéologues, eux-mêmes héritiers et continuateurs des Encyclopédistes ; c'est à des rationalistes athées, tels Cabanis et Volney, qu'il empruntait volontiers une armature de concepts logiques, sa doctrine de l'éducation populaire ayant été · fortement esquissée par la Convention thermidorienne. S'il fallait remonter au principe des croyances dont se nourrissent les révolutionnaires athées et matérialistes, peut-être conviendrait-il d~aller le chercher dans le Catéchismecivique de Voln.ey, où resplendit l'idée ingénue que la loi naturelle et la loi civique sont même chose quant à l'essentiel. Or c'est le contraire qu'expose Rousseau qui, après avoir sacrifié aussi longtemps que possible aux enseignements de la nature, est contraint de passer sur un tout autre plan, de proclamer la souveraineté de cette conscience morale dont l'origine ne peut être que divine. Dès ce moment, et malgré des équivoques et des malentendus qu'on s'est plu à perpétuer, les routes divergent. Que Rousseau ait été un des précurseurs de la Révolution française, c'est indéniable en fait, mais on a bien de$ raisons de se demander si ce ne fut pas au prix de multiples contresens et même d'une véntable trahison de sa pensée vraie. Ainsi va le monde et il ne faut point trop s'en étonner. SI l'on 'voulait désigner l'acte politique par lequel s'avéra l'orgu~il le plus monstrueux, · il conviendrait sans doute de tourner les regards vers un fait auquel les historiens accordent cependant peu de place, savoir l'instauration par décret du calendrier républicain. Geste sans précédent qui, en toute conscience lucide, conférait à la décision d'une Assemblée la valeur d'une révélation ou d'une théophanie. On ne pouvait dire d'une manière plus ostensible qu'à la lettre, une ère nouvelle commençait. On ordonnait pratiquement la déchristianisation radicale, on rejoignâit l'éternelle utopie des révolutionnaires qui proclament que par leur intervention tout va changer de fond en comble. Annoncer la société juste, la société sans classes, c'est toujours annoncer la Jérusalem nouvelle, étant bien entendu qu'elle va être construite par les hommes et au besoin contre Dieu.
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