350 se verra jamais, parce qu'il est contraire à la nature, et qu'on ne peut donner deux objets à la même passion 80 • Fort bien, mais si le patriote de la petite cité, Sparte par exemple, est « dur aux étrangers », la grande nation n'étant pas capable, aux yeux de Rousseau, de former une « société étroite et bien unie»~ il arrivera qu'en son sein s'élèveront des sociétés partielles, et que le socius d'une telle société partielle, à mesure qu'il y sera plus dévoué, s'aliénera de la société nationale, deviendra dur à ceux qui ne sont que ses concitoyens. Indéniablement, Rousseau a pensé, comme Bergson le dira plus tard, que l'homme était fait pour de petites sociétés. Il tend à les reconstituer dans la grande société. C'est pourquoi, décrivant la décomposition psychologique du corps des citoyens, Rousseau parle des «petites sociétés » qui commencent à influer sur la grande. Et je crois qu'à cet égard il a été admirablement compris par Sébastien Mercier, lorsque ce dernier écrit : Quand la société générale se décompose, c'est-à-dire quand l'esprit de faction commence, c'est ce même amour social (qui le croirait au premier coup d'œil !) qui, en se particularisant trop, devient destructeur. Cet abus a ses racines dans des affections naturelles ; car cet esprit destructeur désunit souvent les sociétés par les mêmes loix qu'elles se sont formées. C'est le même penchant qui agit d'une manière aveugle. Ce sont des passions légitimes, mais qui, mal dirigées ou trop exaltées, engendrent les factions 31 • Et celles-ci, alors, nous mènent à Hobbes. Où mènerait la théorie de Rousseau ? NOTRE PROPOS, ici, n'était point de donner une nouvelle interprétation du Contrat, mais, bien plus modestement, de faire ressortir qu'il y a dans ce livre fameux, à côté de la doctrine morale qui a eu un prodigieux retentissement, une théorie positive insuffisamment discutée; d'ailleurs nous n'avons point entrepris la discussion de cette théorie, mais seulement son exposé. S'agissant d'une théorie positive, il est bien entendu qu'elle ne vaut qu'autant qu'elle s'accorde avec les faits. Par conséquent, nous ne disons pas qu'il y a lieu de l'adopter (ou de la rejeter), mais seulement qu'il serait avantageux à la science politique d'examiner la convenance de cette hypothèse. La science politique d'aujourd'hui cherche à imiter les sciences de la nature : or, s'il est très vrai que celles-ci n'auraient pas progressé sans observations ni expériences, il n'est pas moins vrai que l'attention aux faits serait stérile sans hypothèses organisatrices des observations, et notre science politique est singulièrement pauvre 30. Montagne, partie I, lettre 1, en note. 31. Notions claires sur les gouvernements, Amsterdam 1787, t. I, pp. 25-26. Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES en hypothèses de cette sorte ; en voilà une qui est de bonne main, et sur laquelle on peut travailler. Faute d'une telle vérification, nous n'avons aucune opinion sur la convenance de cette théorie. Mais, à titre de curiosité, on peut chercher à quelles conclusions pratiques on se trouverait amené si on la supposait juste. Et, pour l'exprimer sous la forme la plus ramassée, la théorie de Rousseau peut mener à la théorie du bon particulier ou à celle du parti unique. L'embranchement se présente à partir de l'affirmation de Rousseau au début de l' Emile : « Ces deux mots patrie et citoyen doivent être effacés des langues modernes.» Cela veut dire, sans aucun doute possible, que ces deux mots ne correspondent actuellement (au temps de Rousseau) à aucune réalité. Mais peut-on, ou ne peut-on pas, leur rendre la réalité affective qui intéresse Rousseau ? Là est l'embranchement. Quant à moi, je pense que Rousseau l'estimait impossible. Ce maître du langage savait choisir ses termes : on n'efface pas un mot de la langue lorsque· l'on estime possible de raviver ce qu'il signifie. Rousseau a sans doute pensé non seulement que l'homme n'est pas citoyen (au sens où il l'entend), mais qu'il ne peut l'être dans une sociétéavancée. Cette négation nous mène à l'image du bon particulier, lequel nous est montré quant à sa formation dans Emile, quant à son épanouissement dans Monsieur de Wolmar. Il me semble que les «œuvres douces » de Rousseau (l' Héloïse, l' Emile, les Rêveries) répondent en quelque sorte aux «œuvres dures» (les Discours, le Contrat). Les« œuvres dures» sont toutes pénétrées d'inspiration classique. C'est un procédé pédagogique très naturel de citer les beaux exemples du passé : les moralistes grecs et latins l'ont employé avec une vigueur sans pareille et, pour aiguillonner ou fustiger leurs propres contemporains, ils leur ont représenté la «vertu d'autrefois». Tellement que les belles médailles dues à leur ardeur, non exempte d'imagination, ont passé de siècle en siècle, constituant le mythe de la «vertu antique ». Nous sommes tous enrichis par ces images, mais un lecteur attentif des « œuvres dures » de Rousseau reconnaîtra aisément combien il en était obsédé. Il leur a redonné de la force : point de Saint-Just sans Plutarque relayé par Rousseau. Mais encore que Jean-Jacques eût un amour de tête pour la vertu antique, il était d'une nature trop douce pour y être disposé, et il avait trop de jugement pour prétendre ressusciter Sparte à Paris. Et par conséquent il était disposé à célébrer comme alternative à la vertu austère et brutale du patrioté, la vertu douce et aimable de l'homme sensible, éloigné des affaires publiques, bienveillant à ses voisins. Pour lui, point de forum, mais le verger de Wolmar 32 • 32. Nouvelle H éloise, partie IV., lettre XI.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==