348 Peu à peu ces conumss1ons deviennent fréquentes, enfin permanentes. Insensiblement il se forme un corps qui agit toujours. Un corps qui agit toujours ne peut pas rendre compte de chaque acte : il ne rend plus Gompte que des principaux ; bientôt il vient à bout de n'en rendre d'aucun. Plus la puissance qui agit est active, plus elle énerve la puissance qui veut. La volonté d'hier est censée être aussi celle d'aujourd'hui; au lieu que l'acte d'hier ne dispense pas d'agir aujourd'hui. Enfin l'inaction de la puissance qui veut la soumet à la puissance qui exécute : celle-ci rend peu à peu ses actions indépendantes, bientôt ses volontés ; au lieu d'agir pour la puissance qui veut, elle agit sur elle. Il ne reste alors dans l'Etat qu'une puissance agissante, c'est l'exécutive. La puissance exécutive n'est que la force ; et, où règne la seule force, l'Etat est dissous. Voilà, messieurs, comment périssent à la fin tous les Etats démocratiques 21 • Remarquez que Rousseau ne dit pas : · « Cela peut arriver », mais bien : « Cela doit arriver. » Plus haut, nous avions relevé la tournure : «•• .le gouvernement doit, par son progrès naturel. .. », et nous avions insisté sur le « doit » ; aussi bien peut-on mettre en valeur l'expression progrès naturel. Le même adjectif « naturel » est employé dans le passage suivant : Le gouvernement se resserre quand il passe du grand nombre au petit, c'est-à-dire de la démocratie à l'aristocratie, et de l'aristocratie à la royauté. C'est là son inclination naturelle. S'il retrogradoit du petit nombre au grand, on pourroit dire qu'il se relâche, mais ce progrès inverse est impossible. En effet, jamais le gouvernement ne change de forme que quand son ressort usé le laisse trop affoibli pour conserver la sienne. Or s'il se relâchoit encore en s'étendant, sa force deviendroit tout à fait nulle, et il subsisteroit encore moins. Il faut donc remonter et serrer le ressort à mesure qu'il cède : autrement, l'Etat qu'il soutient tomberoit en ruine 22 • Voilà donc, apportée par Rousseau, une théorie «scientifique» de l'évolution des formes du Gouvernement. Le temps aidant, les relations du Gouvernement avec le corps des citoyens pris collectivement, et avec les sujets pris individuellement, changent dans le sens d'une émancipation du Gouvernement à l'égard des citoyens et d'un accroissement de sa force réprimante à l'égard des sujets : au cours de cette évolution, la qualité de citoyen s'évapore et la condition de sujet s'accuse. Cette transformation des rapports s'accompagne d'un changement de structure du Gouvernement qui se contracte et se concentre. Ce que Rousseau apporte là, c'est ce que l'on dénommerait aujourd'hui un « modèle dynamique », autrement dit une image démonstrative, qui est évidemment tout autre chose qu'une image exemplaire, un « modèle » au sens esthétique ou éthique. 21. Montagne, partie II, lettre vn. 22. Contrat, liv. III, chap. x. Bibl.ioteca Gino Biànco ANNIVERSAIRES N'importe la justesse des vues de Rousseau, il y a bien de l'honnêteté intellectuelle à associer · avec une doctrine qui propose un modèle exemplaire, une théorie scientifique démontrant la dégradation inéluctable et irréversible de ce que l'on prône. Mais il y a là aussi quelque chose de décourageant pour le lecteur que la belle image. vient d'enflammer et à qui l'on dit à présent que la bonne république décrite doit se défaire. Encore le lecteur ne serait-il pas découragé si Rousseau lui disait seulement que cette détérioration est inéluctable : alors, il y a lieu de faire cette bonne république et de retarder le plus possible sa dégradation. Mais Rousseau dit aussi que le processus est irréversible : les grands Etats, où le peuple est nombreux, ont nécessairement un Gouvernement concentré où le peuple ne saurait recouvrer sa souveraineté, car il ne peut l'exercer : Rousseau repoussant avec force l'artifice des représentants («••• à l'instant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre ; il n'est plus 23 »), il doit conclure : Tout bien examiné, je ne vois pas qu'il soit désormais possible au souverain de conserver parmi nous l' exercice de ses droits, si la cité n'est très petite 24 • Mais alors, où allons-nous ? Rousseau a exposé ce qui est bon, démontré que cela doit dégénérer, et cette démonstration à elle seule pourrait animer une volonté de freiner cette détérioration, mais il a fait plus : il a démontré que cela ne peut être établi dans un Etat trop grand où ·1es citoyens seraient nécessairement trop nombreux, même si les habitants n'étaient pas tous citoyens 25 • Il est fort compréhensible que l'on ait retenu du Contrat ce qu'il apportait d'exaltant et qu'on ait négligé son aspect critique. De la part des politistes, pourtant, il semble que la théorie « scientifique » de Rousseau mérite discussion. Je ne me propose point de l'entreprendre ici, m'estimant satisfait de l'avoir exposée. Je voudrais seulement souligner tout d'abord sa cohérence avec le système général de JeanJacques., ensuite montrer que cette théorie critique a pratfquement mené à deux conclusions très contrastées. Quant au premier point, Rousseau étant en général un évolutionniste pessimiste, il eût été paradoxal qu'il se montrât en politique un évolutionniste optimiste. Si le progrès de la société 23. Contrat, liv. III, chap. xv. 24. Ibid. , 25. Rousseau n'a certainement pas pensé que la situation d'habitant ou de natif diit automatiquement conférer la qualité de citoyen. C'est là une question sur laquelle il y a quantité d'indications dispersées dans son œtrvre, mais dont l'interprétation est souvent délicate et formerait un sujet en soi. · ··-
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