THÉORIE DES FORMES DE GOUVERNEMENT CHEZ ROUSSEAU par Bertrand de Jouvenel • J 'ENTENDS par Doctrine un système intellectuel développant les conséquences d'un principe posé a priori, et par Théorie un schème intellectuel destiné à rendre compte de la réalité. Si l'on m'accorde cet emploi des mots, il est hors de doute que Du contrat social est essentiellement un ouvrage doctrinal, comme il est attesté par le sous-titre : Principesdu droit politique. Rousseau l'a voulu tel 1, ses lecteurs depuis deux siècles l'ont reçu comme tel, et à raison. Mais le livre contient aussi d'intéressantes parties théoriques, éclipsées par le rayonnement doctrinal. C'est l'une de ces parties que je voudrais mettre en lumière : la théorie des formes de gouvernement. La doctrine CoMME je ne m'attache point ici à la doctrine, il suffira de l'évoquer en quelques mots. Partout les hommes sont soumis à des autorités : à quelles conditions cette soumission est-elle légitime 2 ? La supériorité de force peut bien contraindre, mais non obliger 3 ; quel est le fondement de l'obligation ? Rousseau répond: « Quel fondement plus sûr peut avoir l'obligation parmi les hommes que le libre engagement de celui qui s'oblige 4 ? » Ce n'était ni une idée neuve ni une idée nécesI. M. Robert Derathé, qui fait preuve d'une admirable 16reté de jugement à chaque pas de son excellent J.-J. Rousseau et la sciencepolitique de son temps (Paris 1950), souligne que Rousseau a délibérément situé son ouvrage sur un plan normatif, en contraste avec celui de Montesquieu. 2. Rousseau énonce la question, avec une entrée • en fanfare•, dans le premier chapitre du livre I du Contrat. 3. Contrat, liv. 1, chap. 111. 4. Cf. la récapitulation du contrat dans les Lettris lmtes de la MontQIM, lettre VI. Biblioteca Gino Bianco sairement propice à la liberté que de fonder l'autorité sur l'engagement des gouvernés. Elle n'était pas neuve: les juristes qui ont formé la pensée politique en Europe étaient naturellement portés à la notion de Contrat social. Car, dans la langue juridique, la notion de société implique celle de contrat ; écoutons Domat : « La société est une convention... », ou Ferrière : « La société est un contrat du droit des gens.•. » ; de sorte qu' où le juriste voit une association de fait, c'est « comme si » un contrat y présidait, la convention se « présume » 5 • Fort bien; mais de quelle forme cette conven~ tion imaginaire ? On peut concevoir un contrat qui ait le caractère d'une commendatio, les individus se liant à l'un d'eux par une promesse d'obéissance donnée en vue et en échange d'une garantie de leurs intérêts propres, dès lors transformés en droits sanctionnés par le Protecteur. En ce cas, il y a contrat réciproque de prestations : autant le Protecteur est fidèle et efficace 'dans la garantie des droits propres, autant le vassal est empressé, et il reste juge. C'est la conception du haut Moyen Age. Ou bien l'on peut concevoir que les participants forment de leurs pouvoirs propres un fonds commun dont la gestion est remise à des trustees, qu'il s'agisse d'un Roi ou d'une Assemblée, le magistrat ayant procuration générale des associés: c'est la conception de Hobbes, infiniment dangereuse, car on n'est jamais si bien dépouillé que par celui à qui l'on a donné procuration. Rousseau, recourant à la fiction d'une première convention 6 , prétend qu'elle institue un S· Cc thème est développé dans mon article •Société•, in Rew, international, d, philosophie, n° SS, 1961, fasc. 1. 6. Titre du chap. V, Uv. I : • Qu'il faut toujours remonter .. à une premi~re convention. •
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