B.D. WOLFE soit séparée, effective - condition préalable à l'appariti~n d'un Etat limité et d'une société polycentrique. Le réflexe de liberté AVANT MtME la mort de Staline, la preuve était faite que l'esprit de l'homme est indocile, qu'il ne se laisse pas subjuguer comme le corps : désertions massives à la fin de la guerre; évasion de millions d'individus « votant avec leurs pieds » contre le totalitarisme ; deux « volontaires chinois » sur trois dans les camps de prisonniers en Corée, pour la première fois après une guerre, préférant l'exil et les conditions précaires des « personnes déplacées » au retour dans leurs foyers. Depuis la mort de Staline, il y a eu Berlin-Est et Pilsen, Poznan et Vorkouta, Varsovie et Budapest, pour prouver que les hommes se dressent parfois sans armes devant les tanks, les canons et les mitrailleuses. Du même coup, on a eu la preuve que, à l'encontre de ce qu'imaginaient certains esprits timorés, les armées des pays conquis n'ont jamais été des instruments dociles aux ordres du Kremlin. Quarante années de mise au pas, de corruption et de terreur n'ont pu arracher à l'artiste le sentiment que. la sincérité envers sa propre vision créatrice vaut mieux que l'esprit de parti. La jeunesse, que les pessimistes voyaient sortir de la machine culturelle sous forme de « petits monstres», n'a rien perdu de sa fraîcheur : elle est réceptive, assaillie de doutes, à la merci de l'illusion et du désenchantement, nourrie d' « idéalisme juvénile» et prête à remettre en question ses aînés et l'ordre établi ; elle est capable de révolte. Pour la première fois, les exclus de l'Université constituent une élite de déclassés, pépinière de dirigeants éventuels pour les mouvements clandestins qui peuvent se former malgré l'extrême atomisation de la société. Par l'usage d'un symbolisme approprié, aussi bien Zamiatine dans Nous autres qu'Orwell dans r984 font, de l'amour d'un homme et d'une femme, un crime de trahison envers l'Etat totaliste ; en effet, l'amour représente une solidarité qui échappe à l'Etat, un antidote à l'atomisation totale. 1. P. Pavlov lui-même, dont les « réflexes conditionnés » constituent la charte de ceux qui croient que l'homme peut être façonné indéfiniment, a découvert, parmi les réflexes premiers de la nature innée des hommes et des animaux, le « réflexe de liberté » 6 • Dans ces quelques remarques sur le pouvoir et la permanence de l'armature institutionnelle du despotisme en général et de l'Etat totaliste en particulier, on ne pouvait manquer de tenir compte du « réflexe de liberté» et du fait que la nature humaine, elle aussi, est solide et durable : 6. Cf. Contrat 1ocial, janv. 196o, pp. 49 sqq. (N.dJ.R.). Biblioteca Gino Bianco 329 pour peu que les entraves se relâchent elle tend à reprendre pleinement forme humaine. Non pas qu'il faille sous-estimer, certes, la puissance de l'illusion. En raison de l'idéologie dont ils ont hérité, compte tenu de la nature humaine et en vertu de leurs efforts pour se gagner la sympathie du monde entier, les hommes du Kremlin sont tenus de recourir à un subterfuge verbal. Tout en faisant effectivement partie de leurs procédés habituels, ce subterfuge recèle la possibilité d'un immense et fatal malentendu. S'il est en général dangereux de desserrer tant soit peu la vis, ou bien d'administrer la liberté à doses homéopathiques, il y a un danger supplémentaire à faire de grandes proclamations et de belles promesses qui peuvent sembler vouloir dire plus qu'il n'était prévu. Une fois que l'illusion, pour paraphraser Marx, s'est emparée de grandes masses humaines, elle devient à son tour une force matérielle. En définitive, il ne faut à aucun moment renoncer aux raisons d'espérer. Il se pourrait que des héritiers fassent un usage moins efficacede la terrible machine du pouvoir total ; qu'une lutte ou une suite de luttes pour la succession permette à un prétendant de surgir des milieux restreints proches du pouvoir et d'appeler certaines forces sociales, que ce soit dans les rangs inf érieurs du Parti ou en dehors de lui, à une espèce d'existence indépendante; que l'armée, plus qu'aucune autre dans l'histoire couverte d'opprobe pour avoir engendré des traîtres par milliers, acquière vis-à-vis du Parti une indépendance suffisante pour devenir un centre de pouvoir concurrent, ou encore un groupe de pression organisé ; qu'enfin intellectuels, techniciens, étudiants, franchissent les barrières qui empêchent le mécontentement de se transfarmer en une force organisée et indépendante. Le danger des illusions LE MONDE OCCIDENTAL éprouve quelque difficulté à regarder en face la tête de Méduse, fût-ce à travers l'écran réfléchissant de l'analyse théorique. Dans ce monde « ouvert » en évolution constante, on croit difficilement au caractère durable des systèmes despotiques. Par nos souhaits et nos aspirations, nous sommes sans cesse enclins à nous laisser tromper, à nous leurrer nous-mêmes. Et l'aspect «journalistique» de notre culture ne nous incite que trop à grossir le fait nouveau, par cela même qu'il représente une « nouvelle », tout en négligeant de le replacer dans son milieu historique et institutionnel, opération fastidieuse en raison de sa répétition perpétuelle. · De la nep au «socialisme dans un seul pays » ; du Front populaire et de la «sécurité collective» à la « grande alliance » et à un « monde uni » ; de la «coexistence pacifique » à l' « esprit de Genève » - les risques du métier ont conduit
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