Le Contrat Social - anno VI - n. 4 - lug.-ago. 1962

2HI . Cet apport de l'expérience, Marx le recueille dans sa retraite de Kreuznach, après avoir quitté la rédaction de la Rheinische Zeitung. Il met son inaction à profit pour étudier en profondeur l'histoire révolutionnaire de la France, de l'Angleterre et de l'Amérique. C'est cette étude qui le convainquit sans nul doute que l'aboutissement normal et inévitable de la république démocratique est dans le communisme, autrement dit, « la vraie démocratie où l'Etat politique disparaît » 4 • Il. - La démocratie américaine et son avenir ON TROUVE, dans un cahier d'étude de 1843, des extraits du récit d'un Ecossais qui, visitant les Etats-Unis, parvient à des conclusions plus radicales que celles de Tocqueville. Thomas Hamilton accomplit son voyage en 1830-1831. Son ouvrage, Men arul Manners in America, fut réédité deux fois en peu de temps 6 • Marx le lut en 1843 dans une traduction allemande et en copia quelque 50 passages, relatifs aux problèmes importants de l'Amérique : fédéralisme et suffrage universel, situation légale et réelle des citoyens, conflits d'intérêts entre le Nord et le Sud; constitution des Etats de la Nouvelle-Angleterre, etc. Ce qui pique son intérêt, c'est la façon dont Hamilton comprend, ou plutôt ressent, les tendances sociales dans le fonctionnement de la démocratie américaine. Avec un curieux mélange de générosité libérale et de goût aristocratique, l'auteur décrit les partis républicain et fédéraliste, la « révolution silencieuse » commencée quand Jefferson prit le pouvoir, la montée du cc nombre» par opposition aux hommes de propriété et de savoir. Tout cela témoigne d'un beau flair historique, et Marx ne pouvait rester indifférent aux faits frappants rapportés par !'Ecossais. Il y trouve ce que Tocqueville n'avait pas démêlé: les potentialités révolutionnaires de la démocratie américaine. Selon Tocqueville, l'Amérique offrait l'image même de la démocratie, car elle jouissait d'une égalité quasi complète des différentes conditions. A la vérité, il craignait que la démocratie ne fût exposée à devenir la tyrannie d'une majorité ; mais il était essentiellement optimiste quant aux perspectives sociales et économiques des régimes démocratiques. Hamilton, lui, a observé certain~ traits de la vie économique américaine ; il y a discerné une tendance que Marx va considérer comme déci4. Op. cit., p. 232. 5. Le livre parut en 1833 (deux ans avant La Démocratie en Amérique) et connut vite trois éditions allemandes et deux traductions françaises. L'auteur s'était déjà fait un nom par un roman de valeur, Cyril Thornton, publié en 1827. Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES sive pour l'avenir de l'Amérique: la lutte des classes. ·Voici quelques-uns des passages notés par Marx en allemand et traduits ici de l'original anglais. Hamilton s'entretient avec des« Américains éclairés» sur les possibilités sociales offertes par la Constitution des Etats-Unis, et il constate qu'aucune volonté ne vient faire contrepoids « à l'imprévoyance de la démocratie par la prévoyance et la sagesse d'une aristocratie de l'intelligence et de la prudence». 11 donne alors un exemple de ce qu'il appelle « évolution et tendance de l'opinion chez les habitants de New York» : C'est une ville où les différents ordres de la société se sont rapidement séparés. La classe laborieuse s'est déjà constituée en une société qui porte le nom de Workies, par opposition à ceux qui, favorisés par la nature ou par la fortune, jouissent d'une vie de luxe sans connaître les nécessités du travail manuel. Ces gens ne font point mystère de leurs revendications, et il faut leur rendre cette justice qu'elles sont peu nombreuses, quoique énergiques... Leur première exigence, c'est l'égalité et l'universalité de l'instruction. Il est faux, disent-ils, de soutenir qu'il n'existe à présent aucun ordre privilégié, aucune aristocratie de fait, dans un pays où l'on admet les différences d'éducation. Toute une partie de la population, contrainte au travail manuel, se trouve forcément exclue des charges importantes de l'Etat. Il existe donc vraiment - affirment-ils - une aristocratie, et de l'espèce la plus odieuse : l'aristocratie du savoir, de l'éducation et de l'élégance, qui contredit au véritable principe de la démocratie, l'égalité absolue. Ils se font forts de détruire une injustice aussi flagrante en y consacrant toute leur activité physique et mentale. Ils proclament à la face du monde que cette plaie doit disparaître, faute de quoi la liberté d'un Américain sera réduite à l'état de simple vantardise. Ils déclarent solennellement ne point s'estimer contents, aussi longtemps que tous les citoyens des Etats-Unis ne recevront pas le même degré d'éducation et ne prendront pas le même départ dans la course aux honneurs et offices de l'Etat. C'est chose impossible, on s'en doute, et ces hommes le savent, que d'éduquer les classes travailleuses au même degré que les plus riches; leur but avoué, c'est donc de réduire les riches à la même condition intellectuelle que les pauvres (...) Mais ceux qui limitent leurs considérations à la dégradation mentale de leur pays sont en vérité des modérés. D'autres vont bien plus loin. Ils ~éclament hautement une loi agraire et une distribution périodique de la propriété. Sans nul doute, c'est là l'extrême gauche du parlement workie, mais ces gens se contentent de pousser jusqu'au bout les principes de leurs voisins moins violents. Ils usent de toute leur éloquence pour réclamer la justice et la propriété pour tout individu qui reçoit nourriture et vêtement. Ils dénoncent cette monstrueuse iniquité : l'un roule en voiture, tandis que l'autre va à pied ; rentré de sa promenade, il sable le champagne, tandis que tout son voisinage doit, à sa honte, se contenter d'eau claire. Egalisez seulement la propriété, disent-ils, et vous ne verrez plus ni champagne ni eau. Vous verrez le brandy pour tout le monde, et cette victoire du consommateur vaut bien des siècles de lutte (pp. 160-61). Examinant la politique ouvrière du gouvernement américain au regard des énormes ressources intérieures des Etats-Unis, Thomas Hamilton

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