1S2 de Virgile : « Avant Jupiter, nuls laboureurs ne travaillaient la terre : il était même sacrilège de borner les champs ou de les partager par une bordure ; on mettait tout en commun 14 • » En ce teinps-là, l'homme ne mangeait pas les bêtes; aussi était-il en bons termes - conversait-il même - avec elles... Cet âge d'or appartient à des mondes révolus et, à moins d'une régénération impliquant un retour cyclique du temps, il ne peut qu'alimenter les regrets nostalgiques de l'homme malheureux de l'âge de fer, celui du monde actuel, caractérisé par la propriété et la corruption. Mais les grands voyages de circumnavigation, en brisant le cercle étroit de la société médiévale, suggèrent l'existence, sur des continents nouveaux, de peuples qui auraient échappé à la décadence générale. Au XVIe siècle, la découverte de l'Amérique et l'hypothèse d'un mystérieux continent antarctique font entrevoir aux Occidentaux étonnés un type d'hommes dont les mœurs sont étrangères à celles de l'Europe chrétienne, sinon incompatibles avec elles. A côté des bouleversements religieux, des guerres chroniques, des horreurs causées par les fanatismes, les descriptions plus ou moins fantaisistes de peuples primitifs font apparaître ceux-ci, par contraste, comme des oasis de paix et de simplicité. L'âge d'or de l'histoire, perdu, enlisé dans les abîmes de la légende, semble revivre dans les « paradis » du Nouveau Monde. Les voyages réels en rapportent le témoignage plus ou moins objectif; les auteurs de voyages imaginaires s'en emparent pour dénaturer - au sens de Jean-Jacques - les personnages qui y participent : après Magellan, Pantagruel fait son tour du monde, à la recherche de nouvelles îles d'Utopie. L'évasion, avec ce qu'elle susci_te de prouesses, d'aventures, même de simple curiosité, est l'excitant normal qu'un monde entrouvert sur l'inconnu offre aux hommes de nos contrées. La littérature la plus sédentaire s'y intéresse 15 • A grands renforts de comparaisons, une morale relativiste succède au dogmatisme médiéval; et si elle n'aboutit pas obligatoirement à l'apologie de l'état· de nature, elle contribue à dévaloriser un état social qui, par ailleurs, se cherche au milieu des troubles une nouvelle raison d'être. Le mythe paradisiaque semble à beaucoup sortir de ses brumes passées et devenir un fait actuel, une invitation au voyage pour les uns, un appel à la raison pour les autres. · Ronsard invite ses amis à quitter définitivement la France pour les îles de la vie éternelle, « loin de l'Europe et loin de ses combas », pour les pays de cocagne, où les comètes n'annoncent pas de guerres et où les dragons sont pacifiques (Les Isles fortunées). Dans le Discours contre 14. Virgile: Géorgiques, livre I, 125 sqq. Texte à rapprocher de celui de Rousseau sur l'origine de la propriété ( Discours sur l'inéguHté). 15. Cf. G. Chinard : L' Exotisme américain dans la littérature française du XVIe siècle. Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES Fortune, en des termes que Rousseau reprendra dans son second Discours, il supplie l'explorateur Villegaignon de ne pas civiliser les indigènes : ceux-ci n'ont ni vices ni vertus, ils vivent selon la nature, sans Sénat, ni roi, ni loi, ni propriété : Las ! si tu leur apprens à limiter la terre, Pour agrandir leurs champs ils se feront la guerre, Les procez auront lieu, l'amitié défaudra, Et l'aspre ambition tourmenter les viendra Comme elle fait ici nous autres, pauvres hommes, Qui, par trop de raison trop misérables sommes. Devant un monde plein d'iniquités, « ayant perdu sa reigle et sa forme ancienne » ( RemonstranceaupeupledeFrance), le poète veut s' évàder : Et bany m'en-aller les Indes habiter Sous le pole Antartique, où les sauvages vivent Et la loy de nature heureusement ensuivent. Ronsard n'a jamais quitté la France; Montaigne à peine, qui, dans un chapitre célèbre des Essais (1, XXXI), fait l'apologie des cannibales : « Ils sont des barbares eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous qui les surpassons en toute sorte de barbarie. » Il ajoute : « •• .leur guerre est toute noble et généreuse et a d'autant d'excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir ; ellen'a d'autre fondement parmy eux que la seule jalousie de la vertu». Ce faisant, il utilise déjà le procédé polémique qui sera tellement utilisé au siècle de Rousseau : des sauvages viennent en France, ils s'indignent ou se moquent des institutions, des différences de classes, ils s'étonnent qu'une révolution ne soulève pas les pauvres contre les riches, etc. Le mythe du bon sauvage CES OPINIONS favorables aux peuples primitifs ne sont pas seulement une réaction contre l'odieuseet stupide cruauté des conquérants de l'Amérique, espagnols en premier lieu. Au nom d'un humanisme dont la tendance cosmopolite eût été durement désavouée par le citoyen de Genève, elles constituent les germes d'une critique des institutions monarchiques et des mœurs européennes ·qui se systématise au XVIIIe siècle et alimente les pamphlets contre le régime. En ce sens, I 703 est une date importante dans l'histoire de l'esprit philosophique. C'est cette année-là que le baron de La Hontan publie des récits sur les mœurs des tribus indiennes, les faisant suivre d'une critique des institutions françaises 16 • Officier de la marine royale, chef de poste au Canada, le baron avait déserté pour vivre parmi les )ndiens. On lui doit un dictionnaire de la langue algonquine, un livre de voyage, des 16. Mémoires de l'Amérique septentrionale, suivis de Dialogues curieux entre l'auteur et un sauvage de bon sens qui a voyagé. L'édition moderne est publiée par la John Hopkins Press, avec une importante préface du professeur G. Chinard.
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