L. EMBRY HERBERSTPENCERq,u'on ne met plus très haut, a proposé cependant quelques vues fort intéressantes. Il eut raison de montrer par exemple que la guerre modèle les sociétés, qu'une fondamentale différence organique se produit entre celles qui sont surtout militaires et celles qui s'épanouissent ou se détendent dans la paix. Cela posé, comment pourrions-nous oublier que le monde d'aujourd'hui naquit en 1914, alors qu'il s'engageait dans ce que Ferrero, bon juge de l'événement, appelait la guerre hyperbolique ? De tous les sentiments fomentés ou attisés dans les foules en armes : sentiment national, sentiment révolutionnaire, sentiment pacifiste, nul doute que le premier ait été de beaucoup le plus général et le plus intense ; on avait d'ailleurs tant besoin de lui qu'on le flatta de toutes les manières. L'heure venue d'instaurer la paix, les hommes d'Etat ne purent éviter la contradiction qui pesa sur leur œuvre. Officiellement et avec peu de conviction, ils suivaient Wilson dans la voie de l'organisation supranationale, construction des plus mitigées, mais en fait et au niveau du sol ils mettaient au service de leurs calculs la politique des nationalités chère au x1xe siècle. Au reste, la preuve qu'ils étaient poussés par le vent fut donnée non seulement par cette balkanisation de l'Europe dont ils assumèrent l'entière responsabilité, mais par la multiplication des mouvements autonomistes ou nationalistes qui enfiévraient les Irlandais, les Flamands, les Alsaciens, les Croates, les Allemands de Bohème, les Hongrois de Roumanie, et bien d'autres. La tendance au repli sur soi, à la définition par la négation de l'autre, s'affirmait donc avec violence. Belle occasion de remettre sur table le problème posé par l'existence des nations : tandis que le marxisme tentait de prouver que la nation était une vieillerie périmée, la France universitaire et libérale commentait à l'infini la fameuse conférence de Renan qui faisait de la vie nationale la conscience d'un vouloir-vivre collectif, une proclamation des droits de l'esprit; on aurait dû mieux voir que la théorie présomptueuse et l'éloquence idéaliste n'ont pas prise sur la vie des instincts. Sans doute la création d'une nation nouvelle a toujours quelque chose de factice, il y faut la volonté d'un chef ou d'une élite, mais l'opération ne porte pas sur une matière neutre, elle pétrit ce qui déjà fermente et s'efforce obscurément, ce qui pousse des racines dans les profondeurs du subconscient, ce qui est à la fois atavique et potentiel.· Si les rapports entre la nation, la race et l'habitat demeurent confus, bien qu'indubitables, l'importance décisive du facteur linguistique apparaît en pleine lumière, la Suisse n'apportant contre cette certitude qu'une objection isolée, finalement sans valeur. Sous le couvert donc d'une S.D.N. toute conventionnelle, la vie des peuples, plongeant dans l'infra-rationnel, ramenée à une sorte de constante physiologique par les émotions et Biblioteca Gino Bianco 81 les épreuves de la guerre, obéissait à la nécessité de se fragmenter pour se mieux définir par condensations unitaires. On ne s'étonne pas de constater que la doctrine libérale et raisonnable fut impuissante contre ce processus, mais on aurait pu attendre plus énergique résistance du communisme internationaliste qui, porté au pouvoir par la guerre dans un grand pays, se flattait d'incarner des nouveautés radicales bien faites pour séduire et entraîner les foules. Effectivement, la Constitution soviétique, rédigée à l'époque de Lénine et de Trotski, posait les fondations d'une Société des Peuples autrement audacieuse et, semblait-il, autrement dynamique que la débile institution wilsonienne mise au point par des idéologues pauvrement machiavéliques. On ne saurait trop rappeler que dans le nom officiel de l'Etat soviétique, rien ne s'applique à un territoire, ne se précise par la géographie et l'histoire ; l'ère nouvelle commence dans un secteur du monde et probablement de manière fortuite, mais, au fur et à mesure que naîtront d'autres sociétés soviétiques, elles se joindront tout naturellement aux premières qui n'ont de frontières que provisoirement. D'ailleurs, le fait pour un homme, quel qu'il soit, de se déclarer communiste, le lave de toutes les hérédités qui l'ont aliéné, en efface la nationalité, l'intègre virtuellement ou pratiquement à la grande cité des travailleurs. Qu'il vienne y chercher asile s'il le veut, il y sera aussitôt un citoyen comme les autres. Telle était du moins la théorie, transcription civile et légale de la démystification ; l'Etat allait être fondé sur des bases entièrement neuves, réductibles à la reconnaissance en chacun de sa qualité de travailleur et de sa conversion libre à l'ordre révolutionnaire ; le cosmopolitisme ne serait plus une idée exsangue et froide, mais une réalité expansive en passe de conquérir la planète. Qui ne voit dès lors l'extrême importance des péripéties qui se succédèrent en Europe depuis la défaite de l'Armée rouge devant Varsovie en 1920 jusqu'à l'avènement de Staline ? Renoncer à la doctrine de la révolution permanente et universelle, admettre qu'il fallait d'abord établir le socialisme dans un seul pays qui ne pouvait être que la sainte et vieille Russie, ce n'était pas seulement s'incliner devant la nécessité, concevoir une autre doctrine fille du possible et des circonstances, c'était rouvrir les vannes et laisser le nationalisme couler à flots dans le communisme. Staline restera dans l'histoire, bien entendu, comme un affreux despote, mais aussi comme celui qui, reniant le marxisme authentique, a présidé à l'élaboration d'un nationalcommunisme typiquement russe; on s'explique aisément qu'il ait fait entrer dans sa synthèse le culte du chef, le patriotisme xénophobe, la politique de russificatton forcée, le militarisme des maréchaux, les leçons et même les figures des tsars célèbres, d'lvan le Terrible à Pierre le Grand.
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