QUELQUES LIVRES Qu'en est-il aujourd'hui des utopies, dont le siècle dernier fut le terrain d'élection ? SaintSimon et Marx ont prédit l'avènement de la grande industrie. Marx pensait qu'elle serait l'école où le prolétariat se forgerait une conscience de classe et qui l'amènerait à détruire les classes. Mais les phénomènes économiques et le comportement humain n'obéissent pas aux mêmes séries causales. << L'histoire n'est plus la grande pédagogue, il faut créer une pédagogie qui permette à l'homme de faire face à l'histoire » (p. 60). Devant la faillite de la dialectique marxiste, G. Duveau en vient à penser que les schèmes de l'utopie permettent à qui les manie « plus de fraîcheur imaginative et plus de sens concret que l'homme écrasé par les avalanches de l'histoire » (p. 60). Peut-être ... Les grandes utopies ne sont pas négligeables pour celui qui, loin de se vouer au culte de la déesse Histoire, cherchedes solutionsaux problèmes de notre époque. Mais on peut douter de l'affirmation que « l'utopie ressuscite dans l'infrastructure économique et dans la superstructure idéologique » (p. 38). G. Duveau assimile lui-même l'homme des Lwnières et l'homme marxiste à des fantômes. Un troisième homme serait né, dégoûté de !'Histoire (et dans une certaine mesure de la politique qu'elle conditionne), sentant son impuissance à prévoir, devant la complexité des structures et des événements, appelant « l'utopie de l'avenir comme une narcose, comme un excitant, comme un roman policier» (p. 39). Mais cette « utopie » ultime est trop inconsistante pour mériter son nom. Elle n'est rien d'autre que l'éternelle aspiration vers une vie paisible, et sa conséquence la plus évidente est un égoïsme accroché à l'instant vécu, un « carpe diem » permanent et valable seulement en un lieu donné. Plus l'homme est lié au monde, moins il peut ou veut en considérer la nature et son devenir, plus il se sent perdu hors de sa vie quotidienne. La « distance » nécessaire à la construction utopique n'existe plus. L'Utopie est morte, elle n'imprègne plus ce que, par habitude, on nomme encore les idéologies. Et, parce qu'elle est morte, elle se prête à des analyses auxquelles G. Duveau apporte une précieuse contribution posthume. MICHEL C0LLINET. 13tapes d'une ascension GUY P. PALMADE: Capitalisme et capitalistes fra'}fais au X/Xe siècle. Paris 1961, Libr. Armand Colin, 297 pp. CE PETITLIVRE,qui se veut étranger à toute théorie économique comme à tout jugement de valeur, est une description vivante des structures et des mœun capitalistes au x1xe siècle. Le terme de capitalest pris ici dansson sensgénéral d' « argenttoujoursbourgeonnant », comme l'écrit Marx Biblioteca Gino Bianco 57 (Le Capital, livre I, chap. 1v), et qui englobe toutes les formes possibles d'activités : commerciales, industrielles, bancaires, etc. Il n'y est pas question de la vente par le travailleur libre de sa force de travail, qui assure ce « bourgeonnement » de l'argent. C'est dire que les rapports entre le capital et le travail y sont à peine évoqués. Le prolétariat n'y constitue que le sombre décor devant lequel s'agitent les classes de la bourgeoisie et se développe l'ascension de la puissance capitaliste. Cette ascension, l'auteur en situe l'origine longtemps avant le x1xe siècle ; mais avant 1815 les formes capitalistes de l'économie ont un caractère marginal. La faiblesse des moyens techniques et la prééminence du secteur agricole font qu'en 1815 l'économie française n'est guère plus avancée qu'à la veille de 1789 : la Révolution a généralisé la propriété foncière ; la rupture avec l' Angleterre a retardé l'usage des machines. Le blocus continental a freiné l'essor commercial, en arrêtant le commerce maritime. Quant à l'industrie, ses progrès « ne portent pas la marque d'un véritable capitalisme industriel, adulte et sûr de lui » (p. 54). En fait, si le code Napoléon réglemente la propriété bourgeoise, c'est davantage sous sa forme terrienne qu'industrielle. Au cours de son exposé, M. Palmade insiste avec raison sur la permanence des habitudes agraires dans le capitalisme industriel le plus évolué. Or c'est entre 1789 et 1815 que ces habitudes se sont consolidées, sous la protection de la loi. On aurait préféré voir insister davantage sur l'idéologie agraire à la fin de la Révolution, laquelle s'exprime par l'influence considérable des idées physiocratiques jusqu'au milieu du x1xe siècle. Le prestige de la propriété foncière, la méfiance à l'égard des valeurs mobilières étaient si fortes qu'en 1795 une fraction de la Convention voulait éliminer de la citoyenneté politique les tenants de la propriété mobilière, négociants et industriels, accusés de « cosmopolitisme ». Sous le Premier Empire et la Restauration, un J.-B. Say, que l'on peut à bon droit considérer comme l'apologiste du libéralisme industriel, semble avoir été fortement contré par un Germain Garnier, attaché aux valeurs physiocratiques. J.-B. Say fait figure d'esprit révolutionnaire, comme le feront plus tard Charles Compte, Dunoyer, rédacteurs du Censeur, et après eux Saint-Simon et les saint-simoniens. Les difficultés rencontrées par ces pionniers de la société indus-- trielle préfigurent à nos yeux les résistances qu'eurent à vaincre les structures capitalistes pour s'implanter dans un pays attaché aux rou-- tines d'une économie agraire peu évoluée. M. Palmade divise l'évolution capitaliste en trois périodes : 1815-1848, 1848-1882, 1882-1914. Remarg_uons que ces périodes correspondent aux oscillations de longue durée des prix : baisse, hausse et à nouveau baisse, la hausse s,amorçant dans les premières années du XX8 siècle. La première est caractérisée par la rareté du crédit, des
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==