Le Contrat Social - anno VI - n. 1 - gen.-feb. 1962

QUELQUES LIVRES ne vise plus qu'à ornementer des maisons bourgeoises, des villas. Les paysages de Diaz le laissent insensible; il s'étonne de la vogue de cet artiste dont le flou choque son goût de la précision. « J'aime à voir clair dans un tableau, et surtout dans un petit tableau, comme dans une glace et une miniature» (20 mars 1847). Très remarquable, la page consacrée au sculpteur Clésinger, le gendre de George Sand. Proudhon ne dit pas quelle est l'œuvre qui l'a violemment indigné; il s'agit sans aucun doute de la Bacchante couchée, pièce admirable qui enchanta Théophile Gautier, mais dont la hardiesse ne laissa pas de susciter une sorte de scandale. Proudhon, tout en louant l'exécution, se dit révolté par le réalisme de l'attitude; un tel art, à ses yeux, « avoisine la physiologie » ; la beauté incontestable de la bacchante n'est pas la beauté idéale d'une Vénus de Milo, mais celle de la femme que le sculpteur a prise comme modèle et reproduite avec une avilissante fidélité. Et Proudhon ramasse son esthétique en une formule : « Réel et Beau, idée et sentiment, le tout réuni en un sujet : voilà le but de l'art» (8 avril 1847). Troisième thème fondamental qui obsède littéralement Proudhon : la religion. Il y revient plus d'une centaine de fois. Qu'avait-il donc encore à dire ? Le 11 mars 1847, il se vante d'avoir, dans Les Contradictions économiques, « débrouillé le chaos de la métaphysique »; n'a-t.:il pas condensé sa pensée dans cette définition blasphématoire : « Dieu, c'est le mal » ? Plus modéré de ton, il cherche maintenant à préciser la conception définitive qu'il se fait de Dieu, synthèse de deux termes opposés et complémentaires : nature et humanité. Lancé en pleine bataille politique, Proudhon suit de près les agisseme~ts du clergé, allié quasi congénital du parti de la conservation sociale. Il dénonce l'envahissement des établissements pénitentiaires par les Frères ignorantins, tout en admettant que ceux-ci « se montrent fort supérieurs aux vieux militaires et autres personnages bons à rien qu'on y emploie » (15 mars). En revanche, il prend la défense des Jésuites quand, en Suisse, est persécuté « cet ordre qui a produit tant d'hommes fameux, tant de savants, d'apôtres, de martyrs, et qui, en fin de compte, a bien mérité du christianisme, de la monarchie, de la civilisation elle-même » (13 sept.). Proudhon oublie-t-il sa dissertation sur l' Utilité de la célébration du dimanche quand il s'en prend à Pierre Leroux, qui réclame la «restauration» du repos dominical ? Bienfaisant dans le passé, ce repos est impossible dans une société dont les trains circulent tous les jours, où les usines fonctionnent à feu continu, où ni la police, ni le cultivateur, ni la ménagère même ne peuvent chômer un seul jour; et Proudhon n'est pas loin de se féliciter de cette évolution des mœurs ; une société qui renonce aux loisirs du dimanche est implicitement athée : « le prêtre n'a plus rien à faire» (27 janv. . 1848). Biblioteca Gino Bianco 55 Au mo1nent où Proudhon écrit ces lignes, la c~mpagne ~es ~anquets bat son plein, la Révolution est 1mm1nente. Proudhon la pressent ; le 17 janvier, il annonce : cc Quelques hommes se préparent à un coup de main. » Lorsque, le 23, l'ém~~te éclat~, lui qui a proclamé la légitimité de l 1nsurrect1on se trouve décontenancé; et le volume s'achève sur ces lignes désabusées : « Le gâchis est désormais inextricable. C'est ~ne cohue d'avocats et d'écrivains, tous plus I&norants les uns que les autres, et qui vont se disputer le pouvoir. Je n'ai rien à faire là-dedans. » Ave':1amer de la part d'un publiciste qui, le 11 mai 1847, dressant le programme du journal Réforme qu'il se proposait de créer, écrivait : « Faire dans mon premier numéro ma profession de foi. Dire ce que doit être un journaliste, organe réfléchi de la spontanéité collective; point d'amis; attaquer hardiment tous les vices, les coteries, les catins, les préjugés, etc.; sans considération ni ménagements (...) Le seul talent du journaliste, c'est l'audace de nommer ce que tout le monde pense. » M~i~, dès le lendemain, Proudhon allait se ressaisir. THÉODORERUYSSEN. Au pays des chimères GEORGESDuvEAU : Sociologie de l'utopie et autres « essais » ( ouvrage posthume). Introduction d'André Canivez. Paris 1961, P.U.F., Bibliothèque de sociologie contemporaine, 193 pp. GEORGESDuvEAUest mort le 19 juin 1958 à cinquante-cinq ans, en pleine maturité intellectuelle, laissant inachevée une œuvre considérable d'historien du mouvement socialiste et ouvrier. Ses ouvrages sur la classe ouvrière et les personnalités socialistes du x1xe siècle font autorité. Citons en permier lieu La Vie ouvrière en France sous le Second Empire, fresque vivante d'une période importante dans l'évolution économique du pays. G. Duveau se méfiait des grands schémas explicatifs, des opinions tranchées, des descriptions sommaires, à un point tel que son œuvre peut apparaître à une première lecture comme une vision pointilliste des faits et des idées, déconcertante pour ceux qui ne cherchent qu'une vue cavalière des phénomènes sociaux. Néanmoins, à travers une multitude de détails, il en arrivait à tracer un profil psychologique de l'ouvrier français autrement complexe et certainement plus vrai que les portraits hauts en couleur rituellement transmis par la tradition révolutionnaire. Grâce à une intuition pénétrante des comportements humains, il pratiquait une sociologie de la « compréhension », selon la formule de Max Weber. Grâce à lui, nous pouvons nous faire

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