48 reçoivent leur but et leurs matériaux que par le commerce et l'industrie, par l'activité sensible des hommes 24 ••• L'arsenal dans lequel Galilée plaça la scène d'un de ses dialogues qui ont changé le monde serait-il l'inspirateur de ces hypothèses physicomathématiques ? 11va de soi que Marx n'a jamais songé à vérifier pareille théorie, de toute manière inacceptable. 11n'est pas vrai que la science ait reçu ses «matériaux » du commerce et de l'industrie : les créateurs de la science expérimentale moderne vivaient à une époque où les artisans étaient incapables de fabriquer les instruments nécessaires aux savants. Aussi Galilée et Newton devaient-ils polir eux-mêmes leurs lentilles et leurs miroirs; c'est à une date relativement récente, sous l'influence de la science et pour satisfaire à ses besoins, qu'il se créa une industrie de fabrication d'instruments scientifiques. Il n'est pas vrai non plus que le commerce et l'industrie aient été pour quelque chose dans les fins de l'activité scientifique. Jusqu'à la révolution industrielle, le développement technique et le développement scientifique ont suivi des cours indépendants : l'invention de la charrue, du harnais ou du gouvernail n'a pas davantage été le résultat des progrès scientifiques qu'elle ne les a suscités. La floraison de la science grecque n'a entraîné aucune amélioration notoire de la technique de la production. S'il est vrai, ainsi que le pense Engels, que « le besoin économique est le ressort du progrès dans la connaissance de la nature » 25 , ces sciences naturelles, auxquelles Marx contestait l'indépendance et un développement propre, auraient dû être créées plusieurs milliers d'années avant les Grecs par les ingénieurs égyptiens ou chinois. Mais, pour le marxisme, le développement des forces productives est le destin naturel de l'humanité. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si Engels en fait le moteur du progrès scientifique : Si la technique dépend pour une grande part de l'état de la science, celle-ci dépend bien davantage encore de l'état et des besoins de la technique. Lorsque la société a des besoins techniques, elle donne plus d'impulsion à la science que ne le font dix universités. Toute l'hydrostatique (Torricelli, etc.) sortit du besoin vital de la régularisation des torrents de montagne aux xvie et xvne siècles 26 • On se demande pourquoi l'hydrostatique a été si lente à «sortir» d'un besoin vital qui fut bien plus impérieux aux bords du Nil sous les pharaons ou en Mésopotamie sous les Abbassides que dans les montagnes italiennes au xvne. siècle. Tant il est vrai qu'effectuer des travaux hydrauliques, même de l'ampleur de ceux du Fayoum, n'im24. DI, pp. 41-42 (VI, 162-163). Il s'agit de la physique et de la chimie. · 25. Lettre à C. Schmitt du 27-10-1890. 26. Lettre à H. Starkenburg du 25-1-1894. Biblioteca ·Gin·oBianco DÉBATS ET RECHERCHES plique nullement que l'on réfléchisse sur ce que Torricelli (par exemple) appelait « verus demonstrandi modus sdentificus »••• Les phrases d'Engels sur les cc besoins vitaux », ainsi que ses allusions ironiques aux « dix universités », ont une base purement sentimentale, pour ne pas dire démagogique. Comme dans toute la théorie marxiste de l' « idéologie », il ne s'agit pas d' .«expliquer» telle ou telle manifestation de l'esprit, mais de magnifier la production matérielle, exclusivement érigée au rang de consécration suprême de l'espèce humaine. La protestation d'Engels contre «l'habitude qu'on a prise d'étudier l'histoire des sciences comme si elles étaient tombées du ciel» ne signifie rien d'autre que sa propre décision de réduire la « terre », la vraie réalité humaine, par opposition au «ciel» fantastique de la religion, au seul domaine des « besoins vitaux» et des· « besoins techniques». Personne n'a jamais imaginé que les découvertes scientifiques « tombent du ciel », mais, à en croire Engels, c'est faire preuve d'esprit théologique que d'écrire l'histoire des sciences comme si elles étaient les manifestations d'un besoin de vérité en lui-même indépendant du «besoin technique ». Dès lors, on voit pourquoi la première Thèse sur Feuerbach fait grief à l'idéalisme d'ignorer « l'activité réelle, sensible en tant que telle », et d'avoir développé le concept d'activité d'une manière «abstraite» : lorsque Marx reproche à Hegel de ne « connaître » et de ne « reconnaître » que « le travail s_pirituel abstrait » 27 , cela ne veut nullement dire que Hegel aurait ignoré le travail physique, manuel, comme on l'a prétendu. Marx connaissait trop bien Hegel pour le penser. Ce qu'il reproche à l'idéalisme hégélien, c'est d'avoir fondé dans l'esprit .travail et activité pratique, de les avoir considérés comme des expressions particulières, partant limitées, de l'essence spirituelle de l'homme ; bref, de concevoir l'homme comme un« être spirituel abstrait» 28 , tandis qu'il s'agit désormais de réduire l'homme à sa seule dimension laborieuse et de l'appeler à s'identifier corps et âme avec son œuvre ·productive. La nouvelle image de l'homme APRÈSavoir rejeté le spiritualisme hégélien au nom du naturalisme feuerbachien, Marx portera la négativité à son degré d'incandescence et identifiera la « vraie vie » humaine avec le travail ét le combat contre la nature. Pour lui, comme pour Hegel, l'homme se définit d'emblée comme l'être qui doit nier la nature pour conqu~rir son ~umanité, m~~ tandis que Hegel avait soustrait l'art, la religion et la philosophie 27. NPh, p. 243 (VI, 70). 28. Ibid., p. 259 (VI, 87).
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==