Le Contrat Social - anno VI - n. 1 - gen.-feb. 1962

46 souveraineté de la pensée rationnelle ou à contester la prétendue « liberté illimitée» que Feuerbach attribuait allégrement à la matière. S'il accepte le primat (baconien) de l'expérie~ce empirique, ce qui lui répugne dans l' « ancien matérialisme», c'est que son univers est un monde donné une fois pour toutes, achevé en lui-même, impénétrable à l'action humaine, « antérieur à l'histoire» 10 , où l'homme est présenté comme un être purement réceptif, passif, sans contact transformateur avec les choses, sans pouvoir sur l'objet. Le vice fondamental de tout matérialisme est de « ne pas concevoir le monde sensible comme [le produit de] l'activité sensible totale et vivante des individus qui le constituent» 11 • Feuerbach, par exemple, ignore cette acquisition essentieµe de la philosophie idéaliste selon laquelle le suJet et l'objet ne forment pas deux réalités séparées; il ne comprend pas que c'est précisément cett~ relation dialectique entre le sujet et l'objet qui constitue la réalité, et par conséquent il ne comprend pas l'essence dù travail, et plus précisément du travail industriel, et «ne considère comme vraiment humain que le seul comportement théorique ». En conséquence, il ne corn"'." prend pas que, par-delà la f o~e « vulgaire et judaïque », utilitaire et mercantile, sous laquelle elle apparaît extérieurement, la Praxis, c'est-.à-~ire l'industrie et le commerce, possede une sigrufication plus essentielle, qui est de « modifier historiquement la nature » 12 , de créer une « relation historique réelle » 13 entre l'homme et les choses, bref, de reconstruire techniquement la matière et de constituer un univers à la fois objectif et subjectif où, conformément au schéma hégélien, les choses de la perception perdent progressiveme~t leur op_acité,cessent d',ê~e c, en soi et pour soi » et deviennent les matenaux de l'action productive. Cosmog_onie des forces productives LE REPROCHfoEndamental que Marx adresse à l'ancien matérialisme, c'est que « l'histoire ne se rencontre pas » dans une conception P?-!e~ent matérialiste de la nature 14 : le matenalisme efface la limite entre la nature et l'histoire au profit de la première, tant et si bien que Feuerbach, par exemple, est incapable de comprendre que la nature qu'il magnifie, la réalité sensible dont il veut tirer la «certitude sensible »et la « satisfaction» substantielle que les« objets mentaux» (Dieu, !'Esprit, etc...) ne peuvent lui procurer, bref, le monde matériel dans lequel il veut réintégrer l'homme, n'est pas un monde formé et ·, 10. DI, pp. 40-41 (VI, 161). C'est dans ces pages de L' Jdlologie allemande que Marx explicite ses Thèses sur Feuerbach. II. DI, p. 42 (VI, 164). 12. Ibid., p. 27 (VI, 168). 13. NPh, p. 193 (VI, 35). 14- DI, p. 43 (VI, 164). Biblioteca Gin·o Bianco DÉBATS ET RECHERCHES achevé indépendamment de l'homme, m~s est fonction de l'histoire: « r~ultat et ,Pro.duit de l'action de toute une succession de génerattons » 15 • Le défaut de tout sensualisme est de méconnaître que la nature sensible est saturée de part en part de substance historique et, par conséquent, de procéder comme .si les. « se!ls » e~,le~ « données des sens» n'avaient Jamais vane a travers les siècles. « L'éducation des cinq sens est le travail de toutes les·générations passées » 16 , et c'est précisément ce travail de culture qui informe chaque fois la perception du sensible. Cette pensée, qui nous incite à histo~ci~~r,le concept abstrait de « sens » et de « sensibilite », pourrait ouvrir la voie à to1;1teune p~énoménologie culturelle de la_perc~ptton et offnr_~es vues intéressantes sur l'mterference du sp1ntuel et du sensible. Malheureusement, Marx s'arrête là, et s'il reproche à Feuerbach de parler comme si « l'homme n'avait pas toujours devant lui une nature historique » 17 , c'est uniquement pour nous montrer un monde d' « objets sensibles, réellement distincts des objets mentaux », qui réduit le monde de la nature et de la culture à une de ses parties, et non pas ~oujours la PI'-!s importante. Si Feuerbach n'arrive pas à saisir le monde « subjectivement » à le comprendre « comme activité humaine-sensible pratique » 18 , modifiant perpétuellement les données des sens et transformant les choses naturelles en produits h . ' ,·1 umams, c est qu i ... ...ne voit pas que le monde sensible qui l'entoure n'est pas quelque chose qui soit donné immédiatement de toute éternité, toujours semblable à soi-même, mais [qu'il est devenu] le produit de l'industrie et de l'état social. Même les objets de la « certitude sensible • la plus simple lui sont donnés uniquement par l'évolution sociale, l'ind~trie et les relations commerciales 19 ••• Ainsi donc, avant d'être une « explication économique » de l'histoire de l'humanité, le marxisme se présente comme une explication « économique » de l'histoire du cosmos... Avant d'être une « conception matérialiste de l'histoire », il apparaît comme une conception histori- · ciste de .la matière qui étend la souveraineté des forces productives à la nature tout entière. On voit pourquoi la « dialectique » de Marx est « l'exact opposé » de la dialectique hégélienne : si « pour Hegel, l'Idée est le démiurge de la réalité », pour M~, la réalité .est le . « produit >! des .forces producttves. On voit aussi pourquoi « le commerce et" l'industrie, l'activité sensible des hommes » ne peuvent se réduire à leur « vulgaire et judaïque» apparence exotérique : , Cette activité, cette action et ce travail sensibles continuels, cette production sont le fondement de tout le monde sensible tel qu'il existe actuellement ••• 15. Dl, p. 41 (VI, 161). 16. NPh, p. 190 (VI, 33). 17. DI, p. 41 (VI, 162). 18. Thèses sur Feuerbach, n° 5. 19. DI, pp. 40-41 (VI, 161).

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