340 · Si le jeune feuerbachien parlait en 1844 de « résurrection de la nature», c'est que le prodigieux spectacle de la révolution industrielle avait éveillé en lui un puissant sentiment eschatologique, lequel allait donner une vie nouvelle aux vieux archétypes des « cieux nouveaux » et de la « nouvelle terre». Eschatologie LA CATHÉDRALE des métiers à tisser mécaniques qu'on était en train d'élever à Manchester et ailleurs devient dans l'esprit du jeune Marx le lieu magique où prendront corps toutes les vieilles promesses de transfiguration et de salut. Grâce à la technique, l'homme qui, jusqu'alors, n'était intervenu que superficiellement dans la vie des plantes et des animaux, se soumet maintenant lamatière tout entière et l'incorpore dans un monde artificiel, produit d'inventions humaines et de matériaux mobilisés, qui ne connaît pas de limites et dont l'ultime destination est de servir son démiurge, maintenant «aliéné», demain sauvé par son aliénation même. A l'instar d'un Daimon médiateur, tel l'Eros platonicien, la grande industrie supprimera la dualité de l'homme et de la nature et réunira les deux pôles de l'univers : avec le communisme l' « essence naturelle de l'homme » et l' « essence humaine de la nature » se présenteront comme deux aspects d'une seule et même unité. Nature et humanité ne feront qu'un, si bien que le communisme est défini comme «la consubstantialité achevée de l'homme avec la nature, la véritable résurrection de la nature, la réalisation complète de l'humanisme de la nature et du naturalisme de l'homme » 42 • Ce communisme mystique, construit avec les antithèses verbales en honneur dans le Doktorklub, a le même nom que la « science » du jeune Marx: celle-ci s'appelle «naturalisme ou humanisme achevé » 43 , synthèse qui unit le naturalisme et l'humanisme « inachevés » du passé, jusqu'alors considérés comme antithétiques, tandis que le communisme se définit de cette manière: «En tant que naturalisme achevé il est humanisme et en tant qu'humanisme achevé il est naturalisme 44 • » Cette synonymie (qui ne peut être conçue, il est vrai, que dans l'abstraction, par l'abstraction rend aussi responsable de l'échec du trotskisme : << Trotski a hésité à mettre la vérité hors du Parti parce que le marxisme lui avait enseigné qu'elle ne peut par principe habiter ailleurs qu'à la jonction du prolétariat et de l'organisation qui l'incarne (sic) » (p. n2). Ces affirmations supposent une telle méconnaissance de Marx, du marxisme, du bolchévisme et du trotskisme que nous ne pouvons pas les discuter ici. 42. NPh, p. 184 (VI, 26). 43. Ibid., p. 248 (VI, 76). 44. Ibid., p. 181 (VI, 23). Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES et pour l'abstraction, en dépit de tout le culte du « concret » professé - abstraitement - par le jeune Marx) n'est pas le fait du hasard. Sous le communisme, le monde aura perdu toutes ses apparences actuelles. Nature et humanité seront entièrement confondues parce que la nature sera à l'homme ce que le corps est à l'esprit. Si bien que les sciences de la nature et les sciences humaines qu'on tenait, depuis la fin des cosmologies mythiques, pour irréductiblement distinctes, seront de nouveau réunies : « Les sciences naturelles engloberont les sciences humaines, tout comme les scienceshumaines engloberontles sciences naturelles : il n'y auraplus qu'une seule science... 45 » Cette science unitaire, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est à la fois méta-physique et méta-historique, exprimera donc, dans la «véritable résurrection de la nature», la coïncidence - coincidentiaoppositorum - du donné naturel et du / ait historique. Au «Vendredi saint spéculatif» succède la Pâque de l'industrialisation totale : la « véritable résurrection de la nature », et le nouveau << Savoir absolu » qui lui correspond. Et, bien que celui-ci présuppose la solution préalable de l' « opposition entre l'homme et la nature, entre l'homme et l'homme », « la véritable solution du conflit entre l'existence et l'essence, l'objectivation et l'affirmation de soi, la liberté et la nécessité, l'individu et l'espèce » 46 , on peut déjà situer cette science fabuleuse par rapport aux demi-vérités du passé : « Le naturalisme ou humanisme achevé diffère aussi bien de l'idéalisme que du matérialisme, tout en étant la vérité qui les unit tous les deux 47 • » Il faut méditer sur la manière dont Marx conçoit cette synthèse supérieure (on s'empressera de noter que celle-ci disparaît complètement dans les écrits postérieurs à 1846) parce que la «vérité» qui unit matérialisme et idéalisme n'est autre qu'une naïve métaphysique des forces productives dont le propos est d'ériger l'industrie en « fondement du monde sensible» 48 qu'exalte le matérialisme, et de réduire l'homme à sa seule activité industrieuse, conçue comme « le/ ondement de ce que les philosophes [idéalistes] se sont représenté comme l' " essence " ou la " substance " de l'homme » 49 • Décidément, Paul Lafargue, le gendre de Marx, ne soupçonnait pas combien il était près de la source première de l'inspiration marxienne le jour où il s'écria : « Dieu, ce sont les forces productives... » (Fin au prochainnuméro) K. PAPAI0ANN0U. . , 45. Ibid., p. 194 (VI, 36). 46. Ibid., p. 181 (VI, 23). 47. Ibid., p. 248 (VI, 76). 48. DI, p. 42 (VI, 163). 49. Ibid., p. 35 (VI, 1&5).
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