338 la nature elle-même arrive progressivement à la plénitude de son être. Si l'on cesse de traiter l'industrie comme une activité parmi d'autres, si on la saisit comme l'acte essentiel de l'homme, on comprendra aussitôt l'unité profonde de l'univers : Si l'industrie est comprise comme la révélation exotérique des forces essentielles de l'homme, on peut comprendre également l'essence naturelle de l'homme et l'essence humaine de la nature 27 • Cette« essence humaine» de la nature n'est pas donnée immédiatement : elle apparaît peu à peu à la lumière, à mesure que se développent les forces productives et que l'homme réalise son «essencenaturelle »qui est de combattre la nature. A travers le développement du pouvoir technique de l'homme sur la nature, donc à travers l'opposition de plus en plus profonde entre l'homme et la nature, c'est le cosmos tout entier qui cherche à réaliser son unité : la «consubstantialité» de l'homme avec la nature ne prendra sa forme .«achevée », ne sera complète qu'à la fin seulement, en tant que résultat de la reconstruction totale du donné naturel: ainsi le communisme clôt la préhistoire de l'humanité et sera défini comme la «consubstantialité achevée de l'homme avec la nature » 28 • Pour que cette consubstantialité puisse s'achever et se réaliser intégralement, pour que le «tout », comme dirait Platon, puisse « se relier intégralement à soi-même » 29 , il faut que le pouvoir technique de l'homme s'étende sur la nature tout entière. Le « conflit entre l'homme et la nature» qui finira avec le communisme, ne figure pas une opposition pure et simple ; il exprime plutôt une scission interne, une Entzweiung du Tout qui, tel 1'Absoluhégélien, ne peut se réaliser et se poser qu'en s'opposant à soi, en passant par le déchirement le plus profond. «Inachevée», incomplète, partielle sera la «consubstantialité» de l'homme avec la nature aussi longtemps que les forces productives ne seront pas assez développées pour permettre la solution finale du conflit entre l'homme et la nature, par quoi Marx désigne l'essence du communisme futur 30 • Aussi longtemps que la nature ne sera pas entièrement soumise à la technique humaine, la « consubstantialité » de l'homme avec la nature sera «limitée» et le «rapport entre l'homme et la nature sera «borné » : c'est par ces termes que Marx désignera le sous-développement technologique qui caractérise la «préhistoire » de l'humanité. 27. NPh, p. 193 (VI, 35). 28. Ibid., p. 184 (VI, 26). 29. Cf. Le Banquet, 202 d; mais, chez Marx, ce n'est plus !'Eros, c'est la Technique qui se charge de la mission médiatrice que Platon et Plotin assignaient à l' « enfant de Pauvreté ». 30. NPh, p. 181 (VI, 23). Biblioteca Gi o Bianco· DÉBATS ET RECHERCHES Fusion dé la nature et de l'histoire LACONCEPTIOdeNla Technique comme Médiateur universel amène le jeune Marx à contester la légitimité du dualisme traditionnel entre la nature et l'histoire. Le reproche constant qu'il adresse à la· philosophie traditionnelle (matérialiste aussi bien qu'idéaliste), c'e~t précisément d'avoir « exclu de l'histoire la relation réelle (technique) de l'homme à la nature» 31 et de considérer par conséquent le monde de la nature et celui de la culture comme deux mondes indépendants l'un de l'autre, et même opposés par leur nature même. « Ce qui a donnénaissance à l'opposition entre la nature et l'histoire, ajoute Marx, c'est l'exclusion (l'inexistence ou l'immaturité, devrions-nous préciser) du rapport (technique) de l'homme avec la nature. » Cela signifie que le monde naturel objectif créé par l'industrie n'est plus le monde d'une nature hostile et étrangère à l'homme. Au contraire, « la nature produite par l'industrie est la véritable nature anthropologique» 32 : c'est dans ce monde artificiel de machines et de matières premières que nous devons reconnaître la nature la plus intime de notre être. Ce n'est donc plus, ainsi que le pense l' « ancien matérialisme», un système d'objets déterminé une fois pour toutes par des lois objectives auxquelles l'homme devrait obéir sans pouvoir s'en servir. Parallèlement, le monde historique n'est plus, ainsi que le pense la philosophie idéaliste, un monde à part, un monde étranger au cosmos, ayant cessé de faire partie de la nature. La reconstruction technique de l'univers prend chez Marx le sens d'une nouvelle création, d'une kainè ktisis où le déterminisme naturel et les finalités humaines se confondent en une nouvelle unité. Si la nature est l'objet et l'homme, le sujet, le monde historique créé par l'industrie (et rien que par elle) est un Sujet-Objet où le sujet s'objective en modifiant l'objet et l'objet se subjective en devenant l'élément, un «moment» de l'action humaine. .L'indus_trie comme liturgie cosmique DANSles manuscrits de 1844, cette vision de l'unification progressive du cosmos par le développement des forces productives prend l'aspect d'un véritable panthéisme de l'industrie. Marx veut effacer tout ce qui rompt la continuité de la nature. Aucune solution de continuité n'existe entre la nature et l'histoire. Comme l'homme appartient totalement à la nature, comme ses manifestations et activités essentielles ne font que traduire l'action des « forces naturelles objectives», son histoire ne se distingue en rien de la vie naturelle et de son dynamisme générateur. L'homme est un être naturel ; en dehors 31. DI, p. 36 (VI, 187). 32. NPh, p. 194 (VI, 36).
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