K. PAPAIOANNOU fixé dans une objectivité supra-humaine. Il a montré aussi que l'Absolu des philosophes est le dernier refuge de la transcendance, que la philosophie elle-même n'est qu'un travestissement de la religion aussi illusoire que celle-ci : La première grande action de Feuerbach a été d'avoir fourni la preuve que la philosophie n'est pas autre chose que la religion mise en pensées et développée par la pensée; qu'il faut donc également la condamner comme une autre forme et un autre mode d'existence de l'aliénation de l'être humain 8 • Nous verrons une autre fois quel est le sens de cette déclaration qui fait aujourd'hui, les délices et les tourments de bon nombre de philosophes. Passons à la . seconde «grande action » de Feuerbach. Ce fut d'avoir opposé à !'Esprit hégélien « le principe reposant sur lui-même, positivement fondé sur lui-même » de l'HommeNature, que l'on doit désormais concevoir à l'instar de l' anypotheton platonicien et de la substance spinoziste. Précisément, la troisième « grande action» de Feuerbach a été « d'avoir fondé le vrai matérialisme et la science réelle en érigeant le rapport social homme à homme en principe fondamental de la théorie». Ainsi fut achevée la «démolition» de l'ancienne philosophie et la route s'est ouverte à la nouvelle science première que Marx voulait édifier sur les ruines de la dialectique hégélienne. Marx n'était pas aussi dupe de ses enthousiasmes qu'il en avait l'air. C'est au moment où il encensait Feuerbach qu'il était le plus près de Hegel, et c'est sans doute à cette proximité de Hegel que nous devons attribuer le mouvement de défense qui l'a transformé en enthousiaste de Feuerbach : seule une lumière aussi forte pouvait produire pareil effet de mirage... Quoi qu'il en soit, quelques mois plus tard, Marx a changé radicalement d'attitude envers son ancienne idole (il se peut que les attaques acharnées de Max Stirner aient quelque peu contribué à le dégriser). A l'admiration succède la critique et l'ironie : les Thèses sur Feuerbach et les passages correspondants de L' Idéologie allema,nde (1846) montrent Marx définitivement libéré de Feuerbach, prenant même le contrepied de son matérialisme naturaliste et de son humanisme anhistorique. Ce que Marx attaquera plus tard chez Feuerbach, ce seront avant tout ses propres fabulations de 1844. Relisant en 1867 La Sainte Famille, Marx n'a pas manqué de trouver « comique » le « culte de Feuerbach» dont cet ouvrage est imprégné 9 • Il y opposait « la sobriété de la philosophie feuerbachienne à l'ivresse spéculative de Hegel» 10 • Maintenant, il découvre que « comparé à Hegel, 8. NPh, pp. 236-37 (VI, 44-45). 9. Lettre à Engels du 24-4-1867. 10. HP, p. 252 (Il, 224). Biblioteca Gino Bianco 335 Feuerbach est bien pauvre » 11 • Mais ce retour tardif au bon sens ne l'a nullement incité à rétablir l' « ancienne philosophie » et à remettre à leur vraie place les « exploits » philosophiques de Feuerbach. La raison en est qu'il avait depuis longtemps pris congé de la philosophie, aussi bien de la philosophiaperennis que de sa propre philosophie de jeunesse : n'en déplaise aux idéologues, les « coquetteries » avec la terminologie hégélienne - pour ne rien dire des naïvetés sur la « transposition » ou cc traduction » ( Uebersetzung) du Réel dans l'Idéal - dont il est question dans la postface (1873) au Capital 12 , n'indiquent rien : s'il est pour le moins hasardeux de parler de cc réhabilitation de la dialectique », il est strictement impossible de trouver dans les écrits de la maturité la Weltanschauung que leur prête la ferveur des disciples. Il y a cependant une part de vérité dans cette pieuse mystification : Marx a effectivement eu une cc conception générale du monde » - mais en 1844, c'est-à-dire vingt-trois ans avant la parution du Capital et un an avant la découverte de la « conception matérialiste de l'histoire». Il s'agit de la doctrine si naïvement feuerbachienne, et d'ailleurs conçue subsidiairement et comme en passant, que le jeune Marx désignait par le vocable de « naturalisme ou humanisme accomplis ». Nous tenterons de reconstituer cette doctrine hâtivement esquissée dans les manuscrits économico-philosophiques et dont on ne trouve nulle trace dans les écrits postérieurs à 1844. Le naturalisme de Marx Au CŒUR du marxisme réside la volonté prophétique de révéler l'homme à lui-même, de lui assigner son rôle et sa mission, d' cc établir la vérité» de son existence terrestre 13 , en l'affranchissant de toutes les chimères transcendantes qui l'empêchaient jusqu'alors de s'appartenir à lui-même. L'humanisme réel n'a pas de pire ennemi que le spiritualisme ou l'idéalisme spéculatif, qui à la place de l'homme réel individuel met la conscience de soi ou l'esprit 14 • Pour l'humanisme traditionnel, et plus précisément pour l'idéalisme hégélien, l'homme devient humain dans la mesure où il se sépare et se dégage des objets qui l'entourent et le pressent, où il rompt les liens immédiats qui le rattachent directement à la nature et où il fait participer les choses extérieures à sa vie spirituelle. L'homme 11. Article sur Proudhon (1867), in Misère de la Philosophie, 1947, p. 138. 12. Das Kapital, ~d. Dietz, 1951, I, 18 (I, 29). 13. Marx : Die Frühschriften, ~- Krôner, 1953, p. 209 (1, 85). 14. HF, p. 101 (Pr~ace).
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