Le Contrat Social - anno V - n. 3 - mag.-giu. 1961

H. SCHURER les immenses possibilités des mouvements spontanés de masse, opposant la classe ouvrière russe non organisée, véritable espoir de l'avenir, et l'intelligentsia émigrée à Genève occupée à de sempiternelles querelles théoriques et qui coupait les cheveux en quatre. Trotski, alors à couteaux tirés avec les deux fractions, avait dans sa poche les épreuves d'une brochure inédite traitant du cours probable des événements futurs en Russie. Il prédisait qu'une grève politique massive des ouvriers russes non organisés serait le premier chapitre de la révolution. Le 22 janvier 1905, jour du massacre devant le palais d'Hiver, la prophétie parut se réaliser. Rosa Luxembourg résuma ainsi le choc lourd de sens entre le traditionnel et le nouveau : « A la tête de la procession, on portait des icônes, mais au-dessus de la foule planait l'esprit de Karl Marx. :> Profession de foi classique de la part de ces marxistes qui croyaient qu'un Weltgeist hégélien se faisait jour à travers l'action des masses. Pour ce qui se passa ensuite, le mieux est de citer Trotski : Le lendemain même des événements sanglants de Pétersbourg, Parvus fut frappé par l'idée du rôle exceptionnel que le prolétariat de la Russie arriérée était appelé à jouer. Plusieurs jours passés à Munich furent consacrés à des conversations qui clarifièrent beaucoup de choses pour nous deux et nous rapprochèrent personnellement. La préface que Parvus écrivit alors à ma brochure entra de façon permanente dans l'histoire de la révolution russe (Stalin, Londres 1947, p. 430). Les conceptions de Parvus procédaient donc .en droite ligne de l'action indépendante des masses non organisées qui n'étaient pas conduites par le P.S.D.R. Cette expérience fondamentale fait partie intégrante de la théorie de la révolution permanente. Dans la hardiesse de ses perspectives, la préface de Parvus dépassait tout ce que les marxistes russes avaient rêvé jusqu'alors. Opposant l'essor de la ville en Europe occidentale au même processus en Russie et en Chine, Parvus montrait que le fer de lance des révolutions françaises et allemandes du passé, la masse des artisans urbains qualifiés, n'existait pas en Russie. Leur place dans la lutte historiquement inévitable pour la démocratie serait prise par le jeune prolétariat russe. Le paysannat, étant au contraire un groupe social amorphe, ne deviendrait jamais une force politique indépendante. Ainsi le futur gouvernement provisoire révolutionnaire serait forcément un gouvernement de la démocratie ouvrière. Ici, Parvus faisait une distinction nette entre la démocratie ouvrière et le P.S.D.R. ; le parti aurait à choisir : prendre la responsabilité du gouvernement provisoire ou rester à l'écart du mouvement des masses. Les ouvriers considéreraient ce gouvernement comme le leur, quelle que fût l'attitude du P.S.D.R. Si le parti était à la tête du mouvement révolutionnaire du prolétariat russe, ce gouvernement deviendrait un gouvernement social-démocrate. •Un tel gouvernement provisoire social-démoBiblioteca Gino Bianco 155 cratc ne pourra cependant pas instaurer le socialisme en Russie, mais le processus même de destruction de l'autocratie fournira un terrain favorable à la poursuite de l'effort politique 2 • » Ainsi Parvus montrait qu'à son avis l'œuvre de Robespierre et de Saint-Just serait poursuivie par une démocratie ouvrière, indépendamment des querelles de fractions du P.S.D.R. Attribuer ce rôle immense à la classe ouvrière urbaine russe, numériquement faible, stupéfia les contemporains. En avril 1905, _Lénine traita le nouveau concept d'irréfléchi, arguant qu'un gouvernement instauré par la classe ouvrière seule aurait une base sociale beaucoup trop étroite. Pour durer tant soit peu, il devrait sortir d'une alliance du prolétariat avec de larges couches des classes moyennes urbaines et la masse des paysans pauvres 3 • Rosa Luxembourg, politiquement si proche de Parvus, était bien moins hardie dans son premier article sur les événements du 22 janvier. La fraction bolchévique tenait à ce moment son congrès à Londres et, vers la fin de sa vie, Trotski, évoquant ces jours-là, écrivit: L'aspect négatif des tendances centripètes du bolchévisme devint manifeste pour la première fois à ce congrès. Les habitudes propres à une machine politique se formaient dans le travail clandestin. Le jeune bureaucrate révolutionnaire s'affirmait déjà comme type. * 'f- 'fP ARVUSET TROTSKI se rencontrèrent de nouveau à Pétersbourg en octobre 1905, alors que la vague révolutionnaire atteignait son sommet. En 1906, Trotski devait écrire que la classe ouvrière russe avait manifesté alors une force qui dépassait de loin les attentes les plus optimistes de la socialdémocratie russe. Contrairement à tous les calculs, ce furent les menchéviks qui bénéficièrent de l'atmosphère révolutionnaire. La grève de masse avait donné naissance à un embryon institutionnel de la « démocratie ouvrière » de Parvus : le soviet des députés ouvriers. Comme il s'agissait d'une organisation « sans parti», la première réaction de la fraction bolchévique avait été de la boycotter. Ainsi le heurt entre l'intelligentsia émigrée et les membres de la base se produisit co~e Parvus l'avait prédit en janvier. En 1940, Trotski écrivait: La fraction menchévique prédominait dans les soviets, les menchéviks de base étaient emportés par les développements révolutionnaires ; les dirigeants restaient perplexes devant le soudain tournant à gauche de leur propre fraction. Le comité des bolchéviks de Pétersbourg fut d'abord effrayé d'une innovation telle que la représentation sans parti des masses rangées en bataille (Stalin, p. 64). 2. Préface de Parvus à At1ant le 9 janvier, de N. Trotski, Genève 1905. 3. Œuwei, 48 ~-, vol. 8., pp. 262-6~, Moscoµ 1947,

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