Le Contrat Social - anno V - n. 2 - marzo-aprile 1961

94 rique de développer l~s f<?rcesp~oductives qui finiront par la rendre 1nut1le.Mais dans toutes les sociétés pré-ou extra-capitalistes le développement économique était plus ou moins facultatif: ainsi que l'a remarqué Rosa Luxembourg, « dans tout mode de production basé sur l'économie purement ou en grande partie naturelle » 32 , l'élargissement de la production était déterminé principalement par l'accroissement de la consommation de la classe dominante, s'il n'était pas provoqué purement et simplement par des facteurs extra-économiques, par exemple l'accroissement des besoins de l'Etat. Mais, dans tous les cas, les limites de la croissance économique étaient étroitement circonscrites par la mentalité traditionaliste de la société, l'inertie économique des classes dirigeantes et, last but not least, l'extrême faiblesse du progrès technique. Inertie économique des classes dirigeantes, cela veut dire : absence de mobiles économiques proprement dits. Ces mobiles sont par exemple complètement ou presque complètement atrophiés dans toutes les sociétés où il y a prédominance d'une classe ou d'une caste guerrière ou cléricale. Le seigneur féodal n'exerce aucune activité gestionnaire ; il se borne, dit Marx, reprenant un mot de Hegel, à «dévorer son avoir » 33 et à étaler «le luxe d'une domesticité nombreuse et fainéante ». Le véritable sujet de l'économie domaniale, le villicus, est un serf entièrement subordonné à son maître dont le rôle se réduit à prélever une part traditionnellement fixée du produit : il n'est pas difficile de comprendre que la fixité, aussi bien du mode de production que du mode de répartition, n'était guère de nature à favoriser le progrès économique. Il en est de même des classes sacerdotales. Les moines défricheurs (qui n'apparaissent d'ailleurs qu'à la fin du Moyen Age) font plutôt exception dans l'histoire des sociétés théocratiques. L'hostilité ouverte que, depuis l'époque carolingienne, le clergé catholique manifestait à la pratique du prêt à intérêt et qui se reportait sur le négoce en général, le conflit violent qui l'a opposé aux bourgeoisies dans les cités épiscopales, illustre l'incompatibilité foncière des deux ordres : « Negotium negat otium neque querit veram quietem, quae est deus », lit-on dans le decretum Gratiani. De même, les bourgeoisies antiques avaient très peu de ressemblance avec les bourgeoisies modernes. Les anciens, dit Marx en exagérant un peu... ...ne songeaient pas à transformer le surproduit en capital, ou du moins ils n'y songeaient que fort peu. La grande extension prise chez eux par la thésauri32. L' Accumulation du capital, trad. franç ..,Paris 1935, I, 18. 33. K, I, 617 : c verzehren des Vorhandnen "· C'est la seule fois où Marx se réfère explicitement à la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave. Biblioteca Gino Bianco___ _ LE CONTRAT SOCIAL sation proprement dite montre que beaucoup de surproduit restait improductif. Ils en transformaient une grande partie en dépenses pour des œuvres _d'art, des œuvres religieuses, des travaux publics. Leur production se préoccupait encore moins de donner libre cours aux forces matérielles productives : division du travail, machinisme, utilisation des forces naturelles et de la science pour la production privée. En général, ils ne dépassèrent pas le travail manuel de l'artisan. La richesse qu'ils créèrent pour la consommation privée était donc relativement petite et ne paraît grande que parce qu'elle était centralisée entre les mains de quelques individus qui ne savaient du reste qu'en faire. S'il n'y avait donc pas surproduction, il y avait surconsommation par les riches et, dans les derniers temps de Rome et de la Grèce, une folle dissipation 84 • Il est évident qu'une telle société ne pouvait connaître ni l'évolution dynamique ni la crise de «surdéveloppement» décrites par Marx dans son célèbre exposé de la «conception matérialiste de l'histoire». A l'opposé des villes médiévales, orientées exclusivement vers le commerce et l'industrie, la polis grecque est foncièrement rurale. A Athènes, par exemple, la démocratie a eu pour résultat, d'une part, de doubler le nombre des citoyens propriétaires, et de l'autre, de «restreindre fortement l'activité des citoyens dans tous les métiers » 35 • Économiquement parlant, le privilège du citoyen se réduisait au monopole de la terre : c'est aux «métèques» qu'était dévolue la plus forte part du travail industriel et commercial, et ceux-ci n'ont jamais acquis des droits politiques proportionnels à leur rôle dirigeant dans l'économie urbaine. Conséquence directe des victoires militaires de Rome, le «capitalisme » romain ne fut ni provoqué ni soutenu par un développement approprié du commerce et de l'industrie proprement dits. L' « activité économique » des capitalistes était un brigandage officiel et privé, exercé par les sénateurs et les hommes d'argent qui ne se sont jamais souciés de développer les forces productives. L'afflux des métaux précieux à la suite de la conquête du Mexique et du Pérou fut, on le sait, un événement décisif dans l'histoire du capitalisme moderne. Rien de tel dans le monde romain : drainé à Rome, mais non entretenu par un véritable esprit d'entreprise, le capital, produit de longs siècles de travail du monde méditerranéen, s'est dissipé en un siècle 36 • Ces vieilles classes sénatoriales et équestres, qui dilapidèrent des fortunes immenses dans des prodigalités insensées, ne connaissaient en fait d'entreprises que celles qui détruisaient les conditions mêmes du développement économique : la prise· en ferme des impôts, l'exploitation effrénée des alliés, des provinciaux et des vaincus, les placements fonciers et les prêts usuraires. Aussi, après 34. Histoire des doctrines économiques, trad. franç., V, 90. 35. G. Glotz : Le Travail dans la Grèce ancienne, Paris 1920, p. 208. 36. F. Lot : La Fin du monde antique et le début du Moyen Age, Paris 1927, p. 95.

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