Le Contrat Social - anno V - n. 2 - marzo-aprile 1961

YVES LÉVY si la faible cohésion des partis lui interdit de trouver au Congrès un appui aussi ferme que le Premier anglais à la Chambre des Communes. Et il existe un moment où le bipartisme exerce une action décisive : lors de l'élection du Président. A cet égard, c'est un filtre qui ne fonctionne pas trop mal, puisqu'il n'empêche pas de passer un Lincoln, un Théodore Roosevelt, un Franklin D. Roosevelt, et qu'il barre le passage à ce simple aventurier qu'un engouement absurde a souvent, en France, conduit au pouvoir ou fort près du pouvoir : un Louis-Napoléon, un Boulanger. Dira-t-on que les États-Unis seraient de toute façon à l'abri d'engouements de ce genre ? Ce serait une erreur patente. Qu'on réfléchisse à ce simple fait : aux États-Unis, de Washington à Eisenhower, en passant par Jackson et par Grant, tous les commandants en chef victorieux ont été élus Présidents. Tel d'entre eux avait peut-être une âme d'aventurier. Mais pour devenir Président, il lui fallait être agréé par un des deux partis, encadré par un des deux partis. De sorte qu'un aventurier, aux États-Unis, pourrait bien devenir Président, mais il n'arriverait au poste suprême que désamorcé, pour ainsi dire, et prêt à jouer - sans doute aussi médiocrement que plusieurs généraux - le rôle qui lui est dévolu par la Constitution. La guillotine ou la tyrannie LORSQU'OnNous propose le régime présidentiel, est-ce à ce régime américain que l'on pense ? Il ne le semble pas. On invoque le régime américain pour nous convaincre, mais on se garde de l'étudier. On nous propose d'élire le Président au suffrage universel, de placer à côté de lui une Assemblée sur laquelle il ne pourra rien, mais on ne prévoit aucune des institutions qui, ôtant tout pouvoir au Président lorsqu'il n'est· pas d'accord avec le Parlement, l'empêcheraient d'agir contre la représentation nationale, et enlèveraient à celle-ci toute occasion de le craindre. Bref, on veut créer une situation explosive, placer un tonneau de poudre au centre de notre vie politique, et la seule justification de cette folie, c'est que les Français sont devenus trop bons démocrates pour supporter qu'on jette un brandon dans ce tonneau. Ce sont nos constitutionnalistes les plus connus qui écrivent cela, ignorant sans doute que les crises politiques dépendent moins de la nation que de la structure des pouvoirs publics. On nous propose de revenir à 1791 ou à 184_8e, t l'on ferme les yeux sur le dilemme où se trouvera bientôt le Président : la guillotine ou la tyrannie. * ,,. ,,. ON PENSERAque nous dramatisons, que nous forçons le ton, comme s'il était excessif de parler de guillotine et de tyrannie à une époque où l'on a vu la tyrannie s'installer dans des dizaines Biblioteca Gino Bianco 71 de pays, et périr de mort violente une foule d'hommes politiques. La réflexion montre cependant que ces hypothèses ne sont rien moins qu'invraisemblables. Tandis que le régime britannique peut s'instaurer par étapes, le régime présidentiel, lui, aboutira très rapidement à la catastrophe si l'on ne met pas immédiatement en place tout ce qui assure la durée et l'efficacité du régime américain. Or nous nous trouvons en cette matière devant une impossibilité absolue. Il est impossible, en effet, de transformer sans délai en un fédéralisme vivant notre régime unitaire, régime vulnérable entre tous puisque nous avons naguère eu lieu de craindre qu'un régiment de parachutistes ne suffît à nous rendre esclaves. Il est impossible également de convertir du jour au lendemain notre multipartisme en bipartisme. Quant à créer en France l'équivalent de cette assemblée semi-aristocratique qu'est le Sénat américain, cela ne paraît guère facile, et il ne semble pas que personne y ait songé. D'ailleurs, si l'on examine bien ce que souhaitent les partisans du régime présidentiel, il apparaît qu'il s'agit d'un système tout à fait opposé au régime américain. Ils ne veulent nullement un Président obligé de composer avec la représentation nationale, mais tout au contraire un Président qui puisse dominer l'anarchie parlementaire. Telle est l'intention très nette de ceux qui déjà croient entendre sonner « l'heure des disciples authentiques». Et c'est également, à coup sûr, l'intention de ces disciples plus ou moins « jacobins» de M. Mendès France qui réclament eux aussi un régime présidentiel. Que signifient les propos de tous ces gens-là, sinon qu'ils escomptent qu'ils pourront gouverner selon leurs plans et avec leurs équipes de technocrates, sans avoir à tenir compte de l'opinion ni des majorités parlementaires ? Or, supposer qu'un vote de la nation puisse à lui seul neutraliser toutes les forces politiques particulières - partis ou groupes de pression - c'est étrangement méconnaître la dynamique constitutionnelle. L'Assemblée, plus que jamais, sera sensible à l'action des groupes de pression, selon un mécanisme auquel nous avons fait allusion plus haut en comparant l'Angleterre aux États-Unis. Et loin d'être, comme on l'affirme, inclinée aux compromis, elle sera tentée de contrecarrer la politique du Président. A ce moment commencera l'épreuve de force, à ce moment le dilemme ·qu'on a dit ne tardera pas à se poser. PERSONNnE'évoque la tyrannie et la guillotine car les théoriciens sont d'un optimisme déroutant. Ils ferment le livre de !'Histoire - ce livre qui, jusqu'à sa toute fraîche dernière page, est un récit d'horreurs et d'atrocités - et ils sont convaincus qu'à partir d'aujourd'hui les hommes devenus tous de purs démocrates ne se massacreront plus pour s'emparer du pouvoir au nom

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