revue ltistorique et critique Jes / aits et Jes iJées - bimestrielle - MARS-AVRIL 1961 YVES LÉVY ........... . B. SOUVARINE ......... . PIERRE · STRUVE ...... . K. PAPAIOANNOU .•..... THÉODORE RUYSSEN .. Vol. V, N° 2 La France et sa Constitution Khrouchtchev et Mao Le socialisme Classes et luttes de classes (1) ANNIVERSAIRE « La Guerre et la Paix » PAGES RETROUVÉES MICHEL BAKOUNINE .. Les conquêtes coloniales de la Russie .., L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE VICTOR ALBA . . .. . . . . . . R. J. ALEXANDER ...... . Communisme et césarisme en Amérique latine L'action soviétique en Amérique latine QUELQUES LIVRES Comptes rendus par B. Souv ARINE, RAJA RAO, CLAUDE HARMEL, MICHEL COLLINET . CHRONIQUE Les « Nations Unies » en question INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco-
Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL JUILLET/960 B. Souvarine Khrouchtchevrévisionniste N. Valentinov Léninephilosophe Yves Lévy Les partis et la démocratie K. Papaioannou Marx et l'État moderne E. Delimars Difficultésde l'agriculture soviétique Alex lnkeles Les nationalités en URSS Daya Des valeurs essentielles en politique Raoul Girardet Sur la guerre subversive NOVEMBRE/960 B. Souvari ne Ombres chinoises W. W. Rostow Croissancedes nations Altiero Spinelli Démocratie et nationalisme Michel Collinet Saint-Simon et la « société industrielle » V. A. Maklakov Tolstoï et le bolchévisme S. Lochtin La guerre dans le roman soviétique * LéON TOLSTOI LIBERTÉET NÉCESSITÉ. SEPTEMBRE1960. B. Souvarine Vent d'fst Richard L. Walker Le culte de Mao Michel Collinet Saint-Simon et l'évolution historique Léon Emery Tolstoï et l'ère des masses Naoum lasny Revenusdes paysans et des ouvriers en URSS Paul Barion Une tranche de vie soviétique * THéODORE JOUFFROY COMMENTLESDOGMESFINISSENT JANVIER. /96/ B. Souvarine Le national-socialismesoviétique Jane Degras Sur l'histoire du Comintern Léon Emery ' La colonisationdans l'histoire , Aimé Patri Saint-Simon ·et Marx K. Papaioannou L'histoire au tribunal Francis Carsten Rosa Luxembourg E. Goldhagen Chimères et réalités du communisme E. Delimars Statistique et propagande Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue, 165, rue de I' Universlté, Paris 7e Le numéro : 2 NF
k COMSBO.iCfil rn11e l,istorÎIJHeet criti4ue tin /11its et des iJüs MARS-AVRIL 1961 - VOL. V, N° 2 SOMMAIRE Yves Lévy .......... . LA FRANCE ET SA CONSTITUTION ........ . B. Souvarine ....... . KHROUCHTCHEV ET MAO ................. . ·Pierre Struve ........ . LE SOCIALISME ............................. . K. Papaioannou CLASSES ET LUTTES DE CLASSES ( 1) ....... . Anniversaire Page 63 75 81 87 Théodore Ruyssen . . . « LA GUERRE ET LA PAIX» . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 Pages retrouvées Michel Bakounine . . . . LES CONQUËTES COLONIALES DE LA RUSSIE 101 L'Expérience communiste Victor Alba . . . . . . . . . . COMMUNISME ET CÉSARISME· EN AMÉRIQUE LATINE 104 R. J. Alexander . . . . . . L'ACTION SOVIÉTIQUE EN AMÉRIQUE LATINE 112 Quelques livres B. Souvarine Raja Rao .......... . Claude Harmel Michel Collinet Chronique HISTOIREDU PARTICOMMUNISTEDE L,UNION SOVIÉTIQÙE ; THE COMMUN/ST PARTYOF THE SOVIET UNION, de LÉONARD SCHAPIRO.............................. . L,INDE ET L'OCCIDENT, du sardar PANIKKAR; A BUNCH OF LETTERS [to and by Nehru] ; ON SOME IMPRESSIONS 117 OFMY EUROPEANTOUR, de J. NARAYAN.... ;....... . 119 LA POUDRIÈRECUBAINE, d'YVES GUILBERT.............. 122 IMRE NAGY - L'HOMME TRAHI, de TIBOR MERAY....... 123 LETTREA N.S. KHROUCHTCHEVSURLAPAIX, de SPARTACUS 124 LES « NATIONS UNIES» EN QUESTION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125 Varia A PROPOS DE « CROISSANCE DES NATIONS » ................................. 126 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco-
• , OUVRAGES RECENTS DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. /. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf d Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte d Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery : Miroirs d'un siècle Lyon, Les Cahiers libres, 3, rue Marius-Audin. Raym·ond Aron : Dimensiohs de la conscience historique Paris, Librairie Pion. 1961. Denis de Rougemont : L'Aventure occidentale de l'homme Paris, Éditions Albin Michel. 1958. Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. .- A. Rossi_ : Autopsie du stalinisme Postface de D. de Rougemont Paris, Éditions Pierre Horay. 1957. Branko Lazitch : Tito et la Révo,lution yougoslave (1937-1956) Paris,!Fasquelle. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-LÉNINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. , Poul Barton : L'Institution concentrationnaire en Russie (1930-1957) Paris, Librairie Pion. 1959•
rev11ehistorù1ue et critique Jes faits et Jes iJée1 Mars-Avril 1961 Vol. V, N° 2 LA FRANCE ET SA CONSTITUTION • par Yves Lévy «uNE MUTATION, toujours, énonce Machiavel au second chapitre du Prince, laisse des pierres d'attente pour une mutation nouvelle.»La chosen'est pas'malaiséeà concevoir. Lorsqu'un régime est ancien, les intérêts liés à son existence forment d'ordinaire un tissu extrêmement serré. Chacun est accoutumé à la place qu'il occupe, et l'ambitieux a déjà préparé les chemins qui le conduiront où il veut aller. La légitimité de l'ordre des choses fait figure de dogme pour les situations acquises, pour les intérêts qui, précisément, se qualifient de légitimes. Un régime nouveau, au contraire, outre qu'il a contre lui tous ceux à qui le changement a ravi leurs places ou leurs espérances, ne trouve que des défenseurs bien tièdes en ceux qui n'ont pas vu leur échoir les places où ils se croyaient des droits, et il arrive que les nouveaux dirigeants eux-mêmes soient soucieux de fixer l'avenir en perfectionnant le système. En France, il y a vingt-cinq ans, les républicains ne se résolvaient pas à transformer ces lois constitutionnelles de 1875 qui, votées par des monarchistes et à peine retouchées ensuite, étaient devenues presque vénérables pour avoir régi deux ou trois générations de républicains, et présidé à la carrière de tous les gens en place. Et aujourd'hui, il n'est question que de bouleverser un texte approuvé il y a trente mois par les trois quarts des citoyens français. LES PARTISANS d'une nouvelle réforme des institutions françaises sont de deux sortes. Les uns ont, depuis la chute de la IV8 République, Biblioteca Gino Bianco . . refusé toute comprom1ss1on avec le nouveau régime, qu'ils accusent de n'être pas démocratique. Ceux-là ne veulent nullement revenir à la précédente Constitution, dont ils n'ont guère eu lieu de se féliciter : ils demandent un régime présidentiel. Les autres, tout au contraire, ont suivi avec enthousiasme le chef à qui nous devons le régime actuel. Mais - ils l'impriment sans ambages - l'avenir les inquiète : eux aussi ils demandent un régime présidentiel. Les uns et les autres, d'ailleurs, ont affirmé que nos gouvernants préparent une réforme de ce genre. Notre Premier ministre, à vrai dire, se garde de rien affirmer, mais il semble bien qu'il songe à soumettre au référendum deux réformes importantes, l'une tendant à faire élire le président de la République au suffrage universel, l'autre à étendre l'usage du référendum. Ces deux mesures transformeraient profondément l'esprit de nos institutions - qu'elle rapprocheraient du régime présidentiel - ainsi que l'évolution de notre vie politique. · Cheminement de l'idée présidentielle Sous la 111 8 République, aucun démocrate n'aurait voulu confier au suffrage universel l'élection du président de la République. Sans doute se plaignait-on de l'instabilité ministérielle. Pourtant, tout imparfait qu'il était, le régime avait surmonté bien des crises, alors que la Seconde République, l'année même de sa naissance, portait à l'Elysée celui qui devait l'étrangler. Cette considération, ravivée par le souvenir du boulangisme, suffisait à mettre en garde les esprits contre la tentation présidentielle.
64 En 1945, les choses changèrent. Cette année-là et l'année suivante, il se trouva des professeurs de droit constitutionnel pour recommander le régime présidentiel. Hommes jeunes, ils n'avaient de la IIIe République connu que les troubles années qui précédèrent sa fin (l'un d'eux même avait alors milité dans les rangs des ennemis du régime), ils n'avaient connu que le temps où le besoin d'un gouvernement stable et fort commençait à primer, dans les esprits, le problème d'une exacte représentation du pays. La défaite militaire, la chute du régime étaient venues confirmer à leurs yeux les faiblesses de nos institutions. Dans la confusion politique de la libération, sans doute souhaitèrent-ils un système qui portât au pouvoir l'homme qui incarnait la restauration de l'indépendance nationale. La présence américaine les inspirant, ils songèrent aussitôt au modèle américain, qu'ils proposèrent sans beaucoup approfondir ni ses traits particuliers, ni les caractères qu'il prendrait si on le transportait en France. Ils ne furent d'ailleurs pas entendus et nos Constituants d'alors se montrèrent fort attachés aux traditions nationales. · Dix ans plus tard, le thème présidentiel connut un regain de faveur. Les circonstances politiques y furent pour quelque chose. Peu ·auparavant avaient eu lieu des élections législatives qui devaient être les dernières de la IVe République. La coalition arrivée en tête ne jouissait que d'une maigre majorité relative. Elle s'était battue en prenant pour drapeau le nom et le programme d'un homme à qui la médiocrité de ses forces propres ne permit pas de présider le gouvernement. Et le chef du gouvernement ne put mettre en œuvre le programme sur lequel il avait été élu parce que, les circonstances internationales interdisant toute entente avec le parti communiste, il lui fallut chercher un appui chez les adversaires de sa propre politique. Ces diverses données devaient susciter l'idée que seul le régime présidentiel apporterait une solution à une situation aussi confuse : il aurait en effet porté au pouvoir celuilà même qui, auteur du programme, semblait le mieux qualifié pour l'appliquer. Cependant, rien n'était dit sur les moyens qui auraient permis au Président de dominer la confusion parlementaire : ce point essentiel était curieusement laissé dans l'ombre. * )1- )1DEPUISun an environ, on reparle du régime présidentiel. Et il ne s'agit plus d'une idée proI?o,séep~r que!que t~éoricien. Une campagne a ete lancee, qui a pris de l'ampleur. De proche en proche le thème se répand. Mais si l'on examine les centres de cette agitation, c'est-à-dire les deux groupes qu'on a dit plus haut, nous verrons de nouveau que leur préoccupation presque exclusive n'est pas institutionnelle, mais personnelle. Te_l_partisan ne ~anque pas de rappeler que le_ pres1dent Mendes France a, longtemps après iblioteca Gino Biancot----- LE CONTRAT SOCIAL sa chute, tenu la première place dan~ l'opinion publique (ceux-là sont victimes de ce 9ue, se référant à 1848, on pourrait appeler l'illusion lamartinienne ). Et à l'autre bord on n'hésite pas à écrire qu'avec le régime présidentiel sonnera cc l'heure des disciples authentiques» du général de Gaulle. Les chantres du régime présidentiel ont presque tous un homme providentiel ou un · bataillon d'apôtres à proposer. Mais qui s'occupe . de dire ce que sera réellement le régime présidentiel ? Personne. On pourrait croire qu'une novation constitutionnelle de cette importance a été méditée dans la retraite, s'est inspirée des leçons de !'Histoire. Il n'en est rien. On nous offre un travail d'imagination. Chacun se forge des objections et invente des mécanismes pour y répondre. Mais on ne trouve nulle part ni réflexion ni observation historique. Depuis que les spécialistes du droit constitutionnel se penchent sur cette question, aucun d'eux n'a eu l'idée de brosser un tableau historique des régimes présidentiels pour en tirer les conclusions, aucun d'eux n'a songé à examiner ce qu'a donné et donne effectivement la séparation des pouvoirs là où elle a été appliquée. Aucun d'eux non plus n'a été tenté de s'inspirer de ce que d'autres théoriciens et observateurs ont écrit sur le régime présidentiel et la séparation des pouvoirs. Il semble qu'un engouement va décider de notre . sort. Tout l'effort historique des novateurs semble se limiter à cette observation du plus versatile de nos constitutionnalistes (n'a-t-il pas, naguère, prôné la souveraineté du Parlement après s'être fait l'avocat ·du régime présidentiel, auquel il revient aujourd'hui ?) : que la France d'aujourd'hui, politiquement mûre, n'est plus celle de 1851. Proposition curieuse, puisque cet auteur, peu soucieux de cohérence, reproche précisément au régime que ces Français si mûrs favorisent de leurs suffrages de n'être pas démocratique. IL N'ESTPASfort aisé de définir les .maux auxquels on prétend remédier. Sans doute peut-on supposer que le gouvernement cherche à accroître sa puissance et que les opposants voudraient un régime plus démocratique. Ce serait voir les choses de façon bien sommaire.· Mais comme personne ne se soucie d'analyser avec précision le fonctionnement de nos institutions, les griefs qu'on a contre elles demeurent quelque peu confus. Ce qu'on dit de plus clair, c'est que la Constitution n'est pas démocratique, qu'elle a été faite sur mesures pour un homme à qui elle ne peut survivre. Mais tel qui s'exprime ainsi ajoute que son plus grand mérite est d'être inapplicable, et de · n'être pas appliquée. Faut-il donc croire que les mesures n'auraient pas été bien prises ? Un point, du moins, est hors de doute : personne ne songe à revenir au système constitutionnel de la IIIe ou de la IVe République. Ce système,
YVES LÉVY l'expression de régime parlementaire ne le caractérisait que de façon fort imparfaite. Il n'y a en effet pas de commune mesure entre le régime parlementaire anglais et celui qui était en vigueur chez nous. L'existence d'une majorité disciplinée ne permet pas à la Chambre des Communes de faire et défaire les gouvernements : cette assemblée, essentiellement, possède un pouvoir de contrôle. En fait, c'est le pays qui porte au gouvernement l'une des deux équipes qui se disputent sessuffrages. En France, l'absence constante d'une majorité parlementaire faisait obstacle à toute action directe du pays sur le choix des gouvernants. Les élections ne servaient qu'à transférer la souveraineté natio- .nale à un parlement anarchique, dont les couloirs alimentaient fort la chronique : c'est qu'ils étaient le lieu idéal des combinaisons et des intrigues, le champ d'action de l'ambition, du marchandage et des groupes de pression. Les inconvénients de ce système étaient si évidents que bien des gens, sous la 111° République, rêvaient d'acclimater en France le régime britannique. Mais il nous manquait l'essentiel, c'est-à-dire une majorité disciplinée. Quant au régime présidentiel, on l'a dit, il ne pouvait en être question. Et si ce dernier, sous la IV0 République, avait trouvé des partisans, ce n'est pas que les objections anciennes eussent été résolues, mais, semble-t-il, parce que le souvenir du DeuxDécembre avait vieilli, parce que la lassitude du régime en vigueur était plus grande, et aussi parce que, chaque fois qu'on a prôné le régime présidentiel, il y avait un homme qui semblait jouir, auprès de la nation, d'un prestige auquel les parlementaires n'étaient pas sensibles. C'était le cas en 1945 et en 1956. C'est le cas aujourd'hui de façon plus visible encore, au moment où aux réticences parlementaires s'opposent les résultats des référendums. Mais tout cela, qui explique comment est née et s'est répandue l'idée du régime présidentiel, ne démontre nullement que notre actuelle Constitution soit sans vertu et que le régime proposé possède celle que, non sans légèreté, on lui attribue. Ce sont ces deux points qu'on examinera maintenant. Le syllogisme constitutionnel LES ADVERSAIRES de la Constitution de 1958 semblent se référer à un syllogisme qui a, il y a quelques années, été exposé par l'un d'eux, ou du moins qui constitue l'armature réelle de son argumentation. La première prémisse peut s'exprimer de la façon suivante : le régime de la souveraineté parlementaire étant détestable, nous devons choisir entre le système anglais et le système américain. Voici maintenant la seconde prémisse : le système anglais ne peut s'appliquer que là où n'existent que peu de partis : cc plus d'un, mais moins de trois >> (sic), ce qui n'est pas le cas en France. D'où la conclusion : nous devons choisir le système présidentiel américain. Biblioteca Gino Bianco 65 Cette conclusion est malheureusement dépourvue de toute valeur, car le fait qu'une des solutions envisagées est impossible ne démontre pas que l'autre soit possible. En vérité, on dirait plus justement que, la France n'étant ni l'Angleterre ni l'Amérique, il n'est pas possible d'instaurer chez elle le régime de l'un de ces pays : c'est en général une étrange idée que de vouloir, sans préparation suffisante, transporter dans un pays des institutions étrangères. Mais à bien voir les choses, le défaut majeur du syllogisme proposé, c'est qu'il est le produit d'une conception statique des institutions. Si nous nous efforçons d'en apercevoir la dynamique, nous aboutirons à une conclusion assez différente. Reprenons donc notre syllogisme. La première prémisse exprime si fidèlement les leçons de !'Histoire qu'on peut l'accepter sans difficulté. Depuis près de deux siècles aux États-Unis, depuis plus de deux siècles en GrandeBretagne fonctionnent avec régularité des institutions qui tout à la fois satisfont les exigences de la démocratie et permettent aux dirigeants de gouverner avec continuité. Ces institutions sont si bien conçues qu'elles ont résisté aux crises les plus violentes et se sont adaptées à des mœurs nouvelles, à des sociétés profondément transformées. Elles sont d'ailleurs les seules à manifester de semblables vertus. Les institutions françaises, notamment, ont offert le spectacle d'une confusion qui ne donnait guère à la souveraineté nationale l'occasion de s'imposer ni aux dirigeants politiques celle de mener à son terme quelque conception politiqu~ que ce fût. Cela dit, il ne convient nullement de sedemander si l'on va transporter en France les institutions anglaises ou américaines - ce qui, supposé que la chose fût possible, n'aurait aucune chance de produire de bons résultats - mais si l'on doit choisir de préparer les conditions du régime britannique ou celles du régime américain. Or il se trouve que ce choix a été fait. La Constitution de 1958 n'est pas cette chose bâtarde et inanalysable que disent quelques-uns mais, comme nous l'avons déjà exposé (cf. Contrat social, sept. 1959), une tentative raisonnée pour instaurer en France les conditions qui règnent depuis longtemps en Grande-Bretagne. L'expérience est en cours et, contrairement à ce qu'on dit, niant l'évidence, elle ne donne pas de mauvais résultats, du moins sur le plan constitutionnel qui seul nous intéresse ici : peu nous importe en effet le jugement favorable ou défavorable que l'on peut porter sur l'activité politique de nos gouvernants quels qu'ils soient, notre .seul souci étant d'examiner si le gouvernement est stable et efficace, et si les institutions ont ce caractère démocratique qui assure la permanence d'un régime. Pour interrompre cette expérience, et commencer celle du régime présidentiel, il faudrait de solides raisons. Il faudrait notamment démontrer que notre système actuel fonctionne mal et n'est pas démocratique, et d'autre part que le régime
66 présidentiel offre de meilleures c~ances d' e~- cacité gouvernementa_le,d. e plus soh~es garanties démocratiques. A vrai dire on ne le demontre pas. Mais on l'affirme. Voyons donc ce. que valent les griefs des novateurs et leurs solutions. Transposition du système britannique SANS RETRACER toute la structure de nos institutions nous en rappellerons ici les traits fon~amentai:x. On a dit et répété que la Constituti?n de 1958 est confuse. Elle est parfaiteme~t clai~e si on la considère comme un texte qui .tenait compte de certaines réalités et se proposait certains objectifs. ~ Diverses, les réalités dont on devait tenir compte consistaient, si l'on ne r~tient q~e l'essentiel dans l'existence de partis multiples et le mode de scrutin. On dira que le Gouvernement provisoire a précisément, et malgr~ ses ~ngagements changé le mode de scrutm. Mais ce change~ent demeurait sans influence sur les données constitutionnelles puisqu'on revenait à un mode de scrutin déjà utilisé sous la IIIe République, et que tous les modes de scrutin que nous avons connus ont favorisé la multiplicité des partis. Passer de l'un à l'autre c'est, selon les circonstances, accroître les chances de tel .°? tel parti : il s'agit donc d'une manœuvre politique, et non d'une mesure de portée constitutionnelle qui modifierait la structure et le nombre des partis. Or, si le régime parlementaire anglais et le régime parlementaire français sont p_roofndément différents l'un de l'autre, la seule raison de cette différence c'est le nombre des partis et le mode de scrutin. Outre-Manche existent d'une part deux grands partis, d'autre part un m~de de scrutin qui gêne considérablement la croissance d'un troisième parti et, lorsque le pays abandonne le bipartisme, le contraint d'y revenir. Nous sommes au contraire riches en partis et inventifs en matière de modes de scrutin, le trait commun de ces derniers étant de ne pas faire obstacle à la multiplicité des partis. Il était sans doute paradoxal de s'inspirer du modèle anglais (selon la tradition des meilleurs esprits de la IIIe République) tout en étant contraint de respecter ce qui nous en sépare. La difficulté a été tournée avec habileté. En Grande-Bretagne le vote du pays définit une majorité dont les dirigeants ·gouvernent, contrôlés par la Chambre des Communes. Donc, par l'intermédiaire des élections législatives, il y a action directe de la nation sur la formation du gouvernement. Et comme les gouvernants sont, en tant que chefs de parti, les .dirigeants de la majorité parlementaire, ils sont les maîtres du programme législatif. En 1958, les circonstances ne permettaient guère, en France, de bouleverser les forces politiques qui forment la substructure nécessaire Biblioteca Gino Bianc-G--- LE CONTRAT SOCIAL de tout édifice démocratique. Il s'agissait donc, en partant de la multiplicité des partis, de faire obstacle à la souveraineté du Parlement en donnant, au premier gouvernement quf se fo~~er~~, d'~e part la durée, d'autre part _1 efflcacite,.legisl~ttv.e. Aussi a-t-on prévu que, acquis le vote d mvesttture, le gouvernement_n'aurai~_plu~besoin. d'avoi~ ~e majorité pour lui, et qu 11 lui suffirait de n avoir point de majorité contre lui. D'un autre _côté, la Constitution retire à l'Assemblée le droit de légiférer à sa guise, réduit sa c<?mpé~ence_aux données essentielles, et la contraint d exammer en priorité le programme gouvernemental. Bref, la Constitution prévoit que, comme en GrandeBretagne, le gouvernement gouvernera, et l' Assemblée contrôlera. Que ce système ~hoque c~rtains démocr~~es, c'est ce qui se conçoit sans p~ine, car la traditton veut qu'en r~gime p3:rle~entaire,' le gouv~meme~t ait pour lui la maJorite de 1 Assemblee. Mais sans doute ces démocrates ont-ils tort. Lorsque notre Constitution restreint la liberté de l'Assemblée en matière législative, elle ne fait que réaliser en France ce qui existe dans le régime parlementaire britannique et dans la république présidentielle des États-Unis. Dans l'un et l'autre cas en effet, la besogne essentielle des représentants de la nation est de discuter le programme du gouvernement. En fait, sinon en droit, c'est à celui-ci qu'appartient l'initiati';e ~n matière législative. Et lorsque notre Constitution p~otège la vie du gouvernement contre la versatilité de l'Assemblée, sans doute nous accorde-t-elle, contrairement aux apparences, un régime plus démocratique que ceux que nous avons conn~ antérieurement. En fait, précédemment, on pouvait penser que la première majorité d'une lé~slature était celle qui reflétait le mieux !es.i1;1tent1?ndsu corps électoral, et que _les. maJorites swv~tes étaient le fruit de combinaisons parlementaires. Aujourd'hui, cette première majorité crée, ~ gouvernement qui peut durer au~ant que la legi~- lature. Si c'est une atteinte certaine à la souveraineté du Parlement, c'est-à-dire à l'influence des intrigues et des gr~upes de pres~ion, ~l n'est pas évident que le systeme actuel soit m~ms ,que !es précédents respectueux de la souveramete nationale. Le contraire est même tout à fait soutenable. Nos CONSTITUANTS, on le voit, ont do~c transporté chez nous le systè~e angl~s sans toucher à l'infrastructure, c est-à-dire au régime des partis et des électio~s, mais . en aménageant les rapports des pouvoirs publics. Ce système ne pouvait évidemment prése~ter chez nous une physionomie aussi démocrattque qu'en Grande-Bretagne. D'un autre côté, pour des esprits accoutumés à voir dans le vote _populaire non l'expression d'une volonté natto~e, mais la source de la souveraineté parlemenwre,
YVES LÉVY , et pour qui la démocratie tenait dans le spectacle kaléidoscopique des jeux parlementaires, notre régime actuel peut sembler moins démocratique que ceux qui naquirent en 1875 ou en 1946. Il l'est en réalité beaucoup plus. Et s'il fallait caractériser d'un mot la différence des systèmes, on pourrait dire que nous sommes passés d'une démocratie apparente à une démocratie imparfaite. Mais avant d'examiner comment l'on peut passer de cette imperfection à la perfection, il convient de s'arrêter à l'objection majeure de ceux qui cherchent la perfection dans la voie présidentielle. Peu importe, disent-ils, le texte de notre actuelle Constitution, puisqu'elle n'est · pas appliquée, et que seule la présence du général de Gaulle assure la survie du régime. La période de transition QUELQUREESPECqTu'on éprouve pour le général de Gaulle, quelque assuré qu'on soit de la place qu'il tiendra dans !'Histoire, il y a lieu d'être surpris lorsqu'on voit partisans ou adversaires lui attribuer ainsi des pouvoirs quasi surhumains. Il n'y a en effet pas d'exemple historique d'un prestige qui à lui seul ait permis à qui en jouissait de gouverner plusieurs années quelque pays que ce soit. Le général Bonaparte, dont le prestige était sans mesure, se hâta de faire consacrer son pouvoir par un texte constitutionnel et - comme César avant lui - au fur et à mesure que son autorité s'affermissait, il réformait ce texte pour y inscrire l'accroissement de sa puissance. Sous la 111 8 République, le prestige de Raymond Poincaré était considérable. Pourtant, lorsqu'il revint au pouvoir en 1926, il ne songea pas à remanier ces structures constitutionnelles dont l'effet, connu par une expérience renouvelée, était de limiter à quelques mois la vie d'un ministère : son prestige ne lui permit nullement de triompher de cette structure. A la fin de la deuxième guerre mondiale, l'immense prestige du général de Gaulle ne lui permit pas de demeurer au pouvoir plus de quelques mois après l'arrêt des hostilités. Tout cela nous oblige à conclure que, bien que le pouvoir exercé aujourd'hui par de Gaulle ne soit peut-être pas constitutionnel, c'est cependant la Constitution qui lui permet de l'exercer depuis près de trois ans. La chose est d'ailleurs aisée à comprendre. La Constitution a prévu un ensemble de mécauismes qui tendent tous à une même fin : empêcher l'Assemblée de renverser à la légère le gouvernement à qui elle a d'abord accordé l'investiture, et lui interdire de paralyser l'action gouvernementale. Si de Gaulle peut sans rencontrer d'obstacle majeur régler la politique française, c'est parce que la Constitution rend presque impossible à l'Assemblée et de renverser le gouvernement et de gêner sérieusement sa politique. Que M. Debré, en réalité, n'exerce que partiellement le pouvoir que lui attribue la Constitution, qu'il laisse au Président la responsabilité BibHoteca Gino Bianco 67 des choix fondamentaux, c'est une autre affaire, que nous allons examiner à présent. Mais il est tout à fait clair que c'est la Constitution ellemême qui, en protégeant le Premier ministre contre la versatilité de l'Assemblée, lui permet soit de gouverner, soit de laisser le Président exercer le pouvoir. LE POINTlitigieux se trouve donc essentiellement constitué par les rapports qui existent entre le Président et le Premier ministre. A vrai dire, on a aussi parlé de violation de la Constitution en deux ou trois occasions particulières, notamment lorsque le Président a refusé de convoquer le Parlement en session extraordinaire, et lors du débat sur la « force de frappe ». Ces deux affaires seraient l'une et l'autre très intéressantes à analyser, et la première peut-être plus encore que la seconde, bien que l'opinion publique et parlementaire ait été plus sensible à celle-ci : on tentait en effet d'y utiliser les mécanismes constitutionnels pour transformer l'Assemblée en groupe de pression. Mais la discussion de ces affaires nous entraînerait trop loin, et d'ailleurs il suffit de noter, d'une part que toute Constitution donne lieu à des interprétations diverses et à des infractions mineures, d'autre part que si l'Assemblée avait jugé tyranniques les actes du gouvernement, il lui était loisible de voter une motion de censure dans les formes constitutionnelles. Dans ces occasions, un bon nombre de députés de la majorité d'investiture ont amèrement protesté, qui n'auraient à aucun prix donné leur adhésion à une motion de censure. De même on voit, à Londres, des membres de la majorité s'opposer à la politique du ministère, et voter néanmoins pour lui selon la discipline dès que son existence est en jeu. Cela dit, revenons au Président et au Premier ministre, et demandons-nous pourquoi le premier est, en quelque sorte, devenu le maire du palais du second. C'est une question qu'il ne semble pas qu'on se soit posée. On a dénoncé le pouvoir personnel du général de Gaulle, on s'est, tout en condamnant la Constitution, indigné qu'elle soit violée, mais on .n'a pas cherché à comprendre ce qui s'est passé. Les faits ne sont pourtant pas difficiles à interpréter. Lorsque de Gaulle est arrivé au pouvoir, les structures politiques du pays traversaient une crise grave. Quoi qu'on pense de la façon dont les événements se déroulèrent et dont les principes durent s'accommoder des nécessités du moment, le point important c'est que la nation, dès qu'elle eut l'occasion de s'exprimer, manifesta massivement sa confiance au héros national en approuvant la Constitution qu'il lui proposait : si le vote de la nation ne signifiait rien quant à la qualité du texte soumis au référendum, il faisait en revanche connaître très clairement l'audience
68 dont jouissait son promoteur. Le pays ratifiait ainsi la mission confiée à de Gaulle, en des heures dramatiques, dans les formes prévues par la Constitution de la IVe République. Peu après eurent lieu les élections législatives. Personne ne semble avoir remarqué que la nouvelle Constitution a bouleversé la signification des consultations électorales. Jusqu'à présent, en effet, les électeurs étaient, tels des chalands au bazar, devant une gamme très complète de théories philosophiques et politiques, et chacun pouvait faire choix de telle couleur bien tranchée ou de telle nuance infiniment subtile selon sa sensibilité et son idiosyncrasie. Les candidats n'avaient en effet que des idées à offrir, et les ministres eux-mêmes devaient être jugés sur leurs intentions plutôt que sur leurs actes : leur passage au pouvoir avait été trop bref pour qu'ils eussent pu agir avec efficacité, et d'ailleurs .ils avaient été ·paralysés, leur majorité étant trop instable, et trop incertaines leurs alliances. La Constitution actuelle, en créant en fait, sinon en droit, le gouvernement de législature, transforme la face des choses. Désormais ce qui viendra au premier plan, c'est la politique effectivement pratiquée au cours des années écoulées par l'équipe gouvernementale. Et les candidats, de plus en plus, tendront à se classer en partisans et adversaires de cette politique. De là s'ensuivra presque nécessairement un regroupement des tendances politiques, car les théories et les philosophies perdront de leur importance au profit de programmes conçus en fonction d'une action réelle et immédiate. De toute façon les personnalités et les groupuscules - toute cette matière subtile (pour parler comme Descartes) qui tenait tant de place dans notre vie politique - voient d'ores et déjà s'évanouir leur raison d'être et leur excessive influence. Telles sont les implications de la Constitution. Mais pour l'essentiel cette évolution, évidemment, ne concerne que le futur. Jusqu'où elle ira et combien de temps elle mettra à se réaliser, ce n'est pas le lieu de le conjecturer. Ce qui nous intéresse ici, c'est que ces élections sur un strict programme de gouvernement, ces élections où les uns se réclament de leur fidélité au gouvernement en fonction depuis plusieurs années tandis que les autres font figure d'opposition, ces élections qui seront celles de la ve République, ne commenceront que la prochaine fois. Les premières élections devaient inévitablement avoir le style des consultations de la IIIe et de la IVe République. Tout au plus pourrait-on soutenir que la présence du général de Gaulle a joué un certain rôle catalyseur. Encore faudrait-il ne pas surestimer cette action, car on voit que des gens extrêmement différents se sont réclamés de lui. Ce qui n'a rien de surprenant, puisque son nom ne recouvrait aucune politique clairement énoncée, et que d'ailleurs c'est dans l'action que se forge l'unité d'un mouvement. Biblioteca Gino Bianca LE CONTRAT SOCIAL LESDEUXPOINTSqu'on vient de définir - la mission dont de Gaulle a été investi sous la ive République et le style des élections législatives - nous autorisent à affirmer que la Constitution ne peut encore être jugée dans ses effets. On pourrait, empruntant des termes aux · sciences physiques, dire que du point de vue de la statique constitutionnelle nous vivons dans la ve République, mais que du point de vue de la dynamique constitutionnelle nous nous trouvons dans une période .de transition. Et c'est là ce qui permet de comprendre les irrégularités qui ont été dénoncées sans qu'on ait jusqu'à présent tenté d'en découvrir l'origine. Lorsque le problème algérien aura reçu une solution et que de nouvelles élections auront commencé à dissiper la confusion parlementaire où nous vivons, un nouvel équilibre, plus conforme à l'esprit de la Constitution, commencera à se dessiner. Progressivement, la stabilité gouvernementale modifiera et le sens des candidatures et l'esprit du scrutin, et une Assemblée mieux ordonnée conférera au chef du gouvernement plus de prestige et d'autorité. D'ici là, c'est par une manière de nécessité physique que le prestige du général de Gaulle doit assurer au gouvernement une fermeté que sa base parlementaire ne lui accorde pas aussi nettement qu'il le faudrait. SI donc on reconnaît le caractère transitoire de la période où nous vivons, la Constitution semble fonctionner de façon convenable, et nous promettre une évolution qui nous rapprochera de la relative régularité de la vie politique anglaise. On pourrait certes envisager certaines réformes, certaines techniques qui permettraient de hâter le moment où le pays enverra à l'Assemblée une majorité cohérente. Mais ce n'est pas le lieu de s'étendre sur ce point. En revanche, il n'est pas inutile d'examiner les réformes demandées de divers côtés et celles qu'envisage le gouvernement lui-même. Le système présidentiel en France ON NOUS PROPOSEle régime présidentiel. Ouvrons donc le livre de !'Histoire pour y apprendre les bienfaits que ce régime a apportés aux peuples qui l'ont connu. Or nous y lisons que, tandis que le régime anglais se transportait sans difljculté dans plusieurs Dominion;, et y fonctionnait avec la même régularité que dans la mère patrie, l'élection du Président au suffrage universel aboutit d'ordinaire, et très rapidement, à la tyrannie. Il y a eu l'Allemagne de Weimar, qui conduisit à l'aventure hitlérienne, à cette tyrannie si barbare que la catastrophe nationale qui y mit fin semble être un bien pour l'Allemagne elle-même. Il y a eu toutes les variét~s du présidentialisme sud-américain. Il Y. a eu chez nous la Seconde République, qw
YVES LÉVY débouche sur le Deux-Décembre, lequel aboutit à Sedan. Mais en France, n'avons-nous pas, à bien voir les choses, d'autres exemples au moins aussi dignes de réflexion ? Le régime présidentiel, c'est le régime de la séparation des pouvoirs. On peut penser que le président n'est dangereux que parce que, élu du suffrage universel, il se sent quelque droit d'imposer sa volonté à la représentation nationale. Mais considérons notre Première République : les Constituants ont pris soin de diviser le pouvoir exécutif entre cinq Directeurs, lesquels sont les élus non de la nation, mais des· représentants de la nation. Les Constituants ont scrupuleusement appliqué la leçon de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs. Le résultat est admirable : les élections étant annuelles, chaque année les Directeurs font un coup d'État contre le corps même qui les élit. En quelques années le régime est discrédité, et il laisse la place à une tyrannie qui s'achève à Waterloo. Et la plupart des Français se réjouissent de cette catastrophe nationale, que Chateaubriand par inadvertance appelle une victoire (dans un texte que d'ailleurs il corrigera quelques années plus tard). La France a-t-elle fini de nous fournir matière à réflexion ? Point du tout. Voici un autre cas, celui de notre première Constitution. On y avait déjà suivi à la lettre la leçon de Montesquieu, et même plus fidèlement qu'il ne fut possible de le faire ensuite. Montesquieu, en effet, pensait à la monarchie où il vivait, et où il espérait acclimater les institutions anglaises. Il pensait tellement à la France qu'il ne comprit pas très bien le système anglais et, aveugle au gouvernement . de cabinet, crut voir une séparation des pouvoirs qui avait disparu avec les Stuarts. En France, on était contraint de tenir compte du pouvoir royal, et il ne pouvait être question que de le limiter, d'obliger le roi -à prendre l'avis et à obtenir l'accord de représentants de la nation. C'est là ce que mit en formules l'Assemblée nationale. La Constitution de 1791 définissait donc un régime de séparation des pouvoirs avec chef du pouvoir exécutif inamovible. Puisqu'il était inamovible, on usa des grands moyens, et sans beaucoup attendre : au bout d'un an, on le décapita. Est-ce là tout? Non. Sous la Restauration, sous la monarchie de Juillet, nous avons fait l'expérience du régime parlementaire. Mais s'agissait-il d'un régime parlementaire tout à fait pur ? Non. Il y avait là une once de système présidentiel : l'existence d'un roi inamovible qui intervenait personnellement dans la politique. On sait le résultat : Charles X, puis Louis-Philippe s'en allèrent mourir en exil. Donc, si l'on fait le bilan de notre expérience nationale depuis la chute de la monarchie absolue, on apercevra que nous avons connu tous les degrés de la séparation des pouvoirs, avec président inamovible ayant droit de veto (Louis XVI), Biblioteca Gino Bianco 69 avec président inamovible, mais à pouvoirs restreints (Charles X, Louis-Philippe), avec président élu au suffrage universel (Louis-Napoléon), avec présidence collégiale (le Directoire), et qu'aucun de ces régimes n'a été viable. On verra aussi que celui qui a duré le plus longtemps - la monarchie de Juillet - est précisément celui où le régime parlementaire a été le plus proche de s'affranchir complètement des idées de Montesquieu. On constatera enfin que le seul régime qui ait vaillamment résisté aux assauts de !'Histoire (et il en a connu de rudes), ce fut la IIIe République, cette IIIe Répuçlique qui vivrait sans doute encore si notre Etat-Major avait en son temps lu et compris un petit livre éclatant de flamme qui s'appelait Vers l'armée de métier. La chose est singulière et mérite réflexion. Elle est singulière, car si, à un étranger tout à fait ignorant de l'histoire de France, on décrivait la façon dont ont fonctionné nos divers régimes, et si on lui disait ensuite : l'un de ces régimes a duré un an, un autre trois ans, les autres quatre ans, seize ans, dix-sept ans et demi, et l'un d'eux a duré soixante-cinq ans, si on disait cela à cet étranger et qu'on lui demandât lequel de ces régimes, à son avis, a duré soixante-cinq ans, il ne nommerait certes pas la IIIe République. A ce régime de perpétuelle confusion politique, de querelles personnelles, d'intrigues incessantes, de crises ministérielles semestrielles, il serait tenté d'accorder un an de vie, ou trois, ou quatre, certainement pas plus. Cela est d'une telle évidence qu'on peut être tenté de voir, dans notre expérience nationale, un étonnant mystère. Or il n'y a là aucun mystère, et notre histoire devient d'une merveilleuse transparence si l'on prend garde à la seule chose qui compte : c'est que sous la IIIe République, et sous la IIIe République seule, il y a eu une totale unité du pouvoir. Si d'ailleurs on examine la durée des autres régimes, on aperçoit aussitôt qu'elle est, presque mathématiquement, inversement proportionnelle au degré de la séparation des pouvoirs. Le régime présidentiel aux États- Unis IL Y A, on le voit, une immense expérience historique - française, allemande, sud-américaine - qui plaide contre le système présidentiel, tant dans sa forme extrême que dans ses formes atténuées. Et en face de tant de régimes secoués de crises effroyables, un seul exemple retient l'attention de nos docteurs, celui des États-Unis. Est-on donc sûr qu'il soit si favorable ? Les États-Unis, certes, sont un grand pays, libre, riche et puissant. Mais la France si mal gouvernée du xv1ue siècle n'était-elle pas, elle aussi, riche et puissante ? Richesse et puissance ne signifient rien. Vers la fin du siècle dernier, W. Wilson, professeur de droit constitutionnel, notait que le pouvoir n'est pas toujours exercé par lé Prési-
70 dent, et qu'il arrive a~s~i que le Congrès ~oit_le vrai moteur de la politique, car la Const1tut1on lui donne les moyens de le devenir. C'est ce qu'il appelait le « Gouvernement congressionnel ». Mais il n'est pas rare - on ne tarda pas à le remarquer - que le Président et le Congrès, opposés l'un ~ ,l'autre et se neutr~l~sant, soient dans l'incapac1te de mener une politique efficace et suivie. En outre, rien ne prouve, dans ce cas, que les électeurs, au scrutin suivant, ne continueront pas à élire un Président et un Congrès de partis opposés : cela s'est vu encore naguère. Nous le savons bien, nous autres Français, de qui les dirigeants ont, il y a quelque quarantedeux ans, fait confiance à Wilson, précisément, devenu Président, à Wilson que son Congrès allait désavouer, refusant de ratifier les engagements qu'il avait pris. Ce bicéphalisme, qui est contraire à toute saine conception du gouvernement, est inhérent au régime présidentiel. On dira peut-être que notre régime à nous est lui aussi bicéphale. C'est en effet un reproche qu'on a beaucoup entendu. Mais ce n'est là qu'une apparence, et nous avons montré (dans l'article cité de sept. 1959) que notre Constitution ne donne de pouvoirs étendus au chef de l'État que dans les périodes de trouble. Et il est évident que dans une période calme il serait à peu près impossible au Président de s'opposer à un chef de gouvernement issu d'une majorité parlementaire cohérente, c'est-à-dire désigné par le suffrage universel. Or que seront, dans la pratique, les périodes calmes et les périodes troubles ? Il est clair que les premières seront celles où le suffrage universel aura défini une majorité cohérente, et les autres celles où l' expression de la volonté nationale sera confuse. C'està-dire que le bicéphalisme qu'implique notre Constitution est apparent, et que le Président n'aura de pouvoir que dans la mesure où la nation n'aura pu se choisir un chef de gouvernement. Le bicéphalisme du régime présidentiel, au contraire, c'est celui qui paralyse trop souvent le Président américain, c'est celui qui nous a valu le Dix-Août, le Dix-huit-Brumaire, les journées de Juillet, la révolution de Février, le DeuxDécembre. Il faut cependant reconnaître que si le régime américain ne favorise pas l'action du gouvernement, il jouit du moins d'une exceptionnelle stabilité. Mais précisément, cette stabilité est si exceptionnelle parmi les régimes de séparation des pouvoirs, qu'on ne peut se dispenser d'en chercher les raisons. · Les régimes de séparation des pouvoirs meurent de deux façons. Ou bien l'Assemblée détruit le pouvoir exécutif : on guillotine Louis XVI, on détrône Charles X. Qu bien un exécutif en place ou improvisé détruit l'Assemblée : c'est ,le Dixhuit-Brumaire ou le Deux-Décembre. Si le régime américain n'a pas connu une semblable destinée, c'est que le Président et le. Congrès ou bien ne peuvent se détruire, ou bien n'ont aucune raison LE CONTRAT SOCJ.AL de le vouloir. En fait les deux explications sont vérifiées, l'une pour le Président, l'autre pour le Congrès : car le Président est impuissant contre le Congrès, tandis que celui-ci est toujours en mesure de paralyser le Président. Sans entrer dans le détail des institutions américaines, on· peut rappeler ici les raisons essentielles d'une telle situation, qui n'ont d'ailleurs rien de mystérieux. On notera d'abord que le Président des États-Unis ne règle que les questions fédérales, ne dispose que des ressources fédérales. A l'échelon inférieur, cinquante États poursuivent leur vie propre, et nous ne cessons de voir comme il est malaisé à la Fédération d'imposer à ces États la législation fédérale elle-même, lorsqu'ils sont résolus à ne pas l'appliquer. A l'échelon supérieur, la Cour Suprême de la Fédération est un organisme unanimement respecté. Tout cela limite considérablement la liberté d'action du Président, car la Cour Suprême fédérale a un prestige constitutionnel de beaucoup supérieur au sien, et l'existence de cinquante États ayant chacun sa Constitution, sa législation, son Congrès, sa Cour Suprême et son Administration lui interdit de songer à un coup d'État. Le second point important à noter, c'est la compétence légale des commissions sénatoriales, qui est d'une grande étendue. Il suffit d'ailleurs de suivre la politique des États-Unis pour voir la minutie avec laquelle ces commissions contrôlent l'action de l'Administration, leur droit de regard étant infiniment plus étendu que celui de nos parlementaires. Une des prérogatives les plus remarquables du Sénat américain est d'exercer son ·contrôle sur les nominations de dizaines de milliers de fonctionnaires fédéraux : ce qui signifie que, pour devenir fonctionnaire fédéral, il peut être plus intéressant d'être protégé par un sénateur que par un membre du gouvernement. Il y a un troisième élément de stabilité, last but not least, qu'il convient de noter ici : c'est le bipartisme américain. Depuis qu'un de nos constitutionnalistes a soutenu que ce bipartisme est superficiel, l'argument a embelli et un autre spécialiste soutient maintenant qu'il y a deux partis par État, c'est-à-dire cent. C'est plaisanter un peu lourdement. Que les partis américains ·aient beaucoup moins de cohésion que les partis anglais, cela n'est pas douteux. Ce n'est pas ici le lieu d'en chercher les raisons, dont l'une est, indubitablement, le régime présidentiel luimême : le député anglais n'est pas libre de trahir la majorité'sous l'influence d'un groupe de pression local, car de son vote dépend l'existence du gouvernement. Le Représentant américain, · au contraire, peut avec d'autant moins de scrupules · gêner l'action de son gouvernement qu'il se sait .sans pouvoir sur son existence. Quoi qu'il en soit, le bipartisme américain existe. On dit qu'il ne joue au Congrès qu'un rôle médiocre : c'est pourtant lui, et lui seul, qui permet au Président d'agir, lorsque son parti est majoritaire, même
YVES LÉVY si la faible cohésion des partis lui interdit de trouver au Congrès un appui aussi ferme que le Premier anglais à la Chambre des Communes. Et il existe un moment où le bipartisme exerce une action décisive : lors de l'élection du Président. A cet égard, c'est un filtre qui ne fonctionne pas trop mal, puisqu'il n'empêche pas de passer un Lincoln, un Théodore Roosevelt, un Franklin D. Roosevelt, et qu'il barre le passage à ce simple aventurier qu'un engouement absurde a souvent, en France, conduit au pouvoir ou fort près du pouvoir : un Louis-Napoléon, un Boulanger. Dira-t-on que les États-Unis seraient de toute façon à l'abri d'engouements de ce genre ? Ce serait une erreur patente. Qu'on réfléchisse à ce simple fait : aux États-Unis, de Washington à Eisenhower, en passant par Jackson et par Grant, tous les commandants en chef victorieux ont été élus Présidents. Tel d'entre eux avait peut-être une âme d'aventurier. Mais pour devenir Président, il lui fallait être agréé par un des deux partis, encadré par un des deux partis. De sorte qu'un aventurier, aux États-Unis, pourrait bien devenir Président, mais il n'arriverait au poste suprême que désamorcé, pour ainsi dire, et prêt à jouer - sans doute aussi médiocrement que plusieurs généraux - le rôle qui lui est dévolu par la Constitution. La guillotine ou la tyrannie LORSQU'OnNous propose le régime présidentiel, est-ce à ce régime américain que l'on pense ? Il ne le semble pas. On invoque le régime américain pour nous convaincre, mais on se garde de l'étudier. On nous propose d'élire le Président au suffrage universel, de placer à côté de lui une Assemblée sur laquelle il ne pourra rien, mais on ne prévoit aucune des institutions qui, ôtant tout pouvoir au Président lorsqu'il n'est· pas d'accord avec le Parlement, l'empêcheraient d'agir contre la représentation nationale, et enlèveraient à celle-ci toute occasion de le craindre. Bref, on veut créer une situation explosive, placer un tonneau de poudre au centre de notre vie politique, et la seule justification de cette folie, c'est que les Français sont devenus trop bons démocrates pour supporter qu'on jette un brandon dans ce tonneau. Ce sont nos constitutionnalistes les plus connus qui écrivent cela, ignorant sans doute que les crises politiques dépendent moins de la nation que de la structure des pouvoirs publics. On nous propose de revenir à 1791 ou à 184_8e, t l'on ferme les yeux sur le dilemme où se trouvera bientôt le Président : la guillotine ou la tyrannie. * ,,. ,,. ON PENSERAque nous dramatisons, que nous forçons le ton, comme s'il était excessif de parler de guillotine et de tyrannie à une époque où l'on a vu la tyrannie s'installer dans des dizaines Biblioteca Gino Bianco 71 de pays, et périr de mort violente une foule d'hommes politiques. La réflexion montre cependant que ces hypothèses ne sont rien moins qu'invraisemblables. Tandis que le régime britannique peut s'instaurer par étapes, le régime présidentiel, lui, aboutira très rapidement à la catastrophe si l'on ne met pas immédiatement en place tout ce qui assure la durée et l'efficacité du régime américain. Or nous nous trouvons en cette matière devant une impossibilité absolue. Il est impossible, en effet, de transformer sans délai en un fédéralisme vivant notre régime unitaire, régime vulnérable entre tous puisque nous avons naguère eu lieu de craindre qu'un régiment de parachutistes ne suffît à nous rendre esclaves. Il est impossible également de convertir du jour au lendemain notre multipartisme en bipartisme. Quant à créer en France l'équivalent de cette assemblée semi-aristocratique qu'est le Sénat américain, cela ne paraît guère facile, et il ne semble pas que personne y ait songé. D'ailleurs, si l'on examine bien ce que souhaitent les partisans du régime présidentiel, il apparaît qu'il s'agit d'un système tout à fait opposé au régime américain. Ils ne veulent nullement un Président obligé de composer avec la représentation nationale, mais tout au contraire un Président qui puisse dominer l'anarchie parlementaire. Telle est l'intention très nette de ceux qui déjà croient entendre sonner « l'heure des disciples authentiques». Et c'est également, à coup sûr, l'intention de ces disciples plus ou moins « jacobins» de M. Mendès France qui réclament eux aussi un régime présidentiel. Que signifient les propos de tous ces gens-là, sinon qu'ils escomptent qu'ils pourront gouverner selon leurs plans et avec leurs équipes de technocrates, sans avoir à tenir compte de l'opinion ni des majorités parlementaires ? Or, supposer qu'un vote de la nation puisse à lui seul neutraliser toutes les forces politiques particulières - partis ou groupes de pression - c'est étrangement méconnaître la dynamique constitutionnelle. L'Assemblée, plus que jamais, sera sensible à l'action des groupes de pression, selon un mécanisme auquel nous avons fait allusion plus haut en comparant l'Angleterre aux États-Unis. Et loin d'être, comme on l'affirme, inclinée aux compromis, elle sera tentée de contrecarrer la politique du Président. A ce moment commencera l'épreuve de force, à ce moment le dilemme ·qu'on a dit ne tardera pas à se poser. PERSONNnE'évoque la tyrannie et la guillotine car les théoriciens sont d'un optimisme déroutant. Ils ferment le livre de !'Histoire - ce livre qui, jusqu'à sa toute fraîche dernière page, est un récit d'horreurs et d'atrocités - et ils sont convaincus qu'à partir d'aujourd'hui les hommes devenus tous de purs démocrates ne se massacreront plus pour s'emparer du pouvoir au nom
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