.. revue kistorÎIJUeet critÎIJUeJes /aits et Jes idées SEPTEMBRE 1960 B. SOUVARINE ......... . RICHARD L. WALKER .. W. W. ROSTOW ........ . ALTIERO SPINELLI ..... . MICHEL COLLINET .... . LÉON EMBRY .......... . - bimestrielle - Vol. IV, N° 5 Vent d'Est Le culte de Mao Croissance des nations (I) Démocratie et nationalisme (1) ANNIVERSAIRES Saint-Simon et l'évolution historique Tolstoï et l'ère des masses PAGES OUBLIÉES THÉODORE JOUFFROY . Comment les dogmes finissent L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE NAOUM IASNY .......... . PAUL BARTON ......... . Revenus des paysans et des ouvriers en URSS Une tranche de _viesoviétique • QUELQUES LWRES Comptes rendus par YVESL:âvv, LÉON EMERY,. LucmN LAURAT, ANDRÉ HAVAS, AIMÉ PATRI, MICHEL CoLLINET . INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco·
Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL JANVIER /960. B. Souvarine Le culte de Lénine Léon Emery Technique et communisme Michel Collinet L'homme de l'organisation K. Papaioannou Marx et le despotisme Aimé Patri Quelquessubtilités du marxisme Véra Alexandrova Jeunesse et littérature soviétiques * IVAN PAVLOV LE. RÉFLEXE.DE. LIBERTÉ MAI /960 B. Souvarine Lo quintessencedu marxisme-léninisme Paul lgnotus Lo Hongrie trois ans après W. Griffith Situation du révisionnisme B. Aumont Fronce et URSS : économies comparées Léo Moulin Origines des techniques électorales Richard L. Walker Regards sur la Chine * Points d'histoire récente Staline et Trotski MARS 1960 B. Souvarlne Coexistence et lutte idéologique Richard Pipes Max Weber et la Russie E. Delimars Le retour de Lyssenko Leonard Schaplro Histoire et mythologie • - J. Ruehle Le thé8tr~ soviétique Lucien Laurat Marxisme et socialisation * PIERRE LEROUX DE. L'INDIVIDUALISME.T DU SOCIALISME JUILLET1960 B. Souvarine Khrouchtchev révisionniste N. Va1entinov Lénine philosophe Yves Lévy , Les partis et la démocratie K. Papaioannou Marx et l'État moderne E. Delimars Difficultés de l'agriculture soviétique Alex lnkeles Les nationalités en URSS , Daya Des valeurs essentielles en politique Raoul Glrardet Sur la guerre subversive Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue, 165, rue de l'Université, Paris 7e Le numéro : 2 NF Biblioteca Gino Bianco • •
kCOMSJ?O.Ci !il revu,· hi.,tariqne ;-•t critique des f11its et tics irlées SEPTEMBRE 1960 - VOL. IV, N• 5 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . . . VENT D'EST . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257 Richard L. Wal ker . . . . LE CULTE DE MAO .. .. .. . . . . . . .. . . . . . . .. . . 261 W.W. Rostow . . . . . . . . . CROISSANCE DES NATIONS (1) . . . . . . . . . . . . . 271 Altiero Spinelli . . . . . . . . . DÉMOCRATIE ET NATIONALISME (1) . . . . . . . . 282 Anniversaires Michel Collinet Léon Emery Pages oubliées Théodore Jouffroy L'Expérience communiste SAINT-SIMON ET L'ÉVOLUTION HISTORIQUE. 287 TOLSTOÏ ET L'ÈRE DES MASSES. . . . . . . . . . . . . 295 COMMENT LES DOGMES FINISSENT . . . . . . . . 299 Naoum lasny . . . . . . . . . . REVENUS DES PAYSANS ET DES OUVRIERS EN URSS................................. 303 Paul Sarton............ UNE TRANCHE DE VIE SOVIÉTIQUE . . . . . . . . 308 Quelques livres Yves Lévy . . . . . . . . . . . . . LA RIVOLUZIONERUSSA, de ROSA LUXEMBOURG..... 312 Léon Emery . . . . . . . . . . . TOL.SToi: de DANIEL GILLÈS ; L'ÉVOLUTIONRELIGIEUSE DE TOLSToi: de NICOLAS WEISBEIN ...... : . . . . . . . • 313 Lucien Laurat . . . . . . . . . DIE INTERNATIONAL~, de GÜNTHER NOLLAU .... :... 313 André Havas . . . . . . . . . . CRITIQUEDE BASE, de JEAN BABY................... 314 Aimé Patri . . . . . . . . . . . . DE L'ACTUALITÉHISTORIQUE, de GASTON FESSARD. . 314 HISTOIREDESPRlTRES-OUVRIERS, de PIERREAND~EU • 316 L'ATHÉISMEDU JEUNE MARX, de GEORGESCOTTIER • 316 Michel Collinet . . . . . . . . RENOUVELLEMENTDU SOCIALISME, d't DEPREUX . . 317 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco
\ DIOGENE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef ROGERCAILLOIS N° 32 : Octobre-Décembre 1960 SOMMAIRE Jean Fourastié . . . . . . . . . . . Trois remarques sur le proche avenir de l'humanité. Joseph R. Levenson . . . . . . . La signification historique. CONFLUENTS DE CIVILISATIONS K.A. Nilakanta Sastri . . . . . Les rapports entre l'Inde et l'Occident au Moyen Age. Marshall G.S. Hodgson . . . . Une cornparaison entre l'islam et le christianisme en tant que structures de la vie religieuse. Chroniques DEUX MODES DE LA CONNAISSANCE Marie-MadeleineDavy ... . La mentalité symbolique du XIIe siècle. La pensée figurée de la Renaissance. Robert Klein ............ . Comptes rendus Une collection d'atlas historiques, par Albert IrénéeMarrou. RÉDACTIONET ADMINISTRATION : 6, rue Franklin, Paris-16e (TRO 82-20) Revue trimestrielle paraissant en quatre,langues : anglais, arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris-7e Les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 2 NF 60 Tarif d~abonnement : France : 9 NF 20 ; Etranger : 12 NF Biblioteca Gino Bianco
rev11eltistori'lueet crilitJueJes faits et Jes iJles Septembre 1960 J !] Vol. IV, N° 5 VENT D'EST par B. Souvarine ACR0IREles nouvelles qui affluent de Chine, un fort vent d'Est souffle sur le monde et lui vaut une paix de plus en plus stable. Non contents de monopoliser le « sens de l'histoire », les communistes ont pour eux le « vent d'Est ». Ce phénomène météorologicohistorique date de novembre 1957, quand Mao Tsé-toung, présent à Moscou lors du 4oe anniversaire du régime soviétique, déclara devant un auditoire universitaire : « A présent ce n'est pas le vent d'Ouest qui prédomine, mais le vent d'Est. » Depuis, les choristes ressassent la parole profonde de leur coryphée. Condamnant l'hérésie du communisme yougoslave en mai 1958, le Jenmin Jibao (Quotidien du peuple), organe central du Parti à Pékin, affirmait que « le monde se trouve à un tournant de l'histoir~ : le vent d'Est prévaut sur le vent d'Ouest ». La même année, le journal destiné à la jeunesse chinoise prononce : « Dans le domaine de la politique et de l'idéologie, ou bien le vent d'Est prédomine sur le vent d'Ouest, ou bien c'est le contraire; ni la coexistence ni la neutralité ne sont réalisables. » Le leitmotiv persiste en 1959 et, le 29 juin 1960, le Jenmin Jibao répète en précisant : « Les caractéristiques de la situation actuelle sont que le vent d'Est continue à prévaloir sur le vent d'Ouest, que les forces du socialisme continuent à l'emporter sur celles de l'impérialisme et les forces de paix sur les forces de guerre. Dans ces conditions, la possibilité d'empêcher l'impérialisme de déclencher une nouvelle guerre mondiale existe et s'accroît cha~ue jour. » L hémisphère occidental a déjà réservé le meilleur accueil au vent d'Est comme à tant d'autres métaphores et formules communistes. Il Biblioteca Gino Bianco reste à savoir ce que ce vent apporte. Le dernier article cité ne permet pas d'en douter, il annonce la paix perpétuelle puisque les « forces de guerre» et l'impérialisme déclinent sans cesse tandis que les « forces de paix» s'accroissent. Quant à l'impérialisme dont il s'agit, et que le vent d'Est réduit à l'impuissance, le même article du même journal officiel précise que c'est « le bloc impérialiste dirigé par les Etats-Unis », ou « l'Amérique du Nord et l'Europe occidentale», bref « les pays impérialistes ayant les États-Unis à leur tête ». On sait d'autre part qu'un autre leitmotiv chinois définit l'impérialisme américain comme un « tigre de papier ». Il est normal qu'un tigre de papier ne puisse résister à un vent impétueux, d'Est ou d'ailleurs, mais moins normal qu'il soit encore question de guerre inévitable ou non en même temps que l'Eole oriental assure la paix définitive. Comme l'éditorial du Jenmin Jibao a fait le tour de la presse étrangère et que les échos de Pékin se multiplient en sens divers, on comprend de moins en moins· ce que parler veut dire. Il faut donc lire de plus près cet article et tenter de l'interpréter en s'aidant d'autres textes de même source. * ,,.,,. L'ÉDITORIAeLn question reprend à son compte la déclaration adoptée par les partis communistes des « pays socialistes » inféodés à l'Union soviétique dans leur réunion de Bucarest en juin dernier et qui se référait, pour les· confirmer, aux deux manifestes votés à Moscou en novembre 1957 par l'ensemble des partis communistes. En la circonstance du 408 anniversaire d'Octobre,
258 Mao avait spécialement tenu à renforcer « l'unité des pays socialistes sous la direction de l'Union soviétique ». Il dit alors : « De même que tout parti doit avoir un chef, nous, partis communistes et ouvriers des pays socialistes, nous avons un chef. Le parti communiste de Chine n'est pas digne d'assumer ce rôle. La Chine a de grandes expériences en matière de révolution, mais n'est pas encore très avancée dans sa construction du socialisme. La Chine est un grand pays, mais elle n'a pas assez d'industrie, pas même un quart de spoutnik tandis que l'Union soviétique en a deux entiers... Sans l'Union soviétique, nous aurions été avalés par les autres pays... » ( N eues Deutschland, 30 nov. 1957). Mao exigea donc, contre l'avis des communistes yougoslaves, que fût proclamée la prééminence du communisme soviétique dans l'un des deux manifestes qu'il m~qua de son empreinte. Ces deux manifestes, dit le Jenmin Jibao, « constituent la charte » et aussi le « programme » du communisme universel. Ils définissent la doctrine en toutes matières d'actualité brûlante comme l'impérialisme moderne, la paix et la guerre, la coexistence pacifique, la révolution socialiste, la libération des colonies, l'unité et la coopération des partis communistes ; << ils conviennent non seulement à la situation actuelle, mais servent en outre de guide à la lutte future des peuples de tous les pays du monde». Ils sont donc l'alpha et l'oméga du communisme théorique et pratique, jusqu'à nouvel ordre. Deux ans après leur publication, « les pays du camp socialiste ayant à leur tête l'Union soviétique ont remporté des victoires de plus en plus grandes », répète l'éditorial. Et « l'impérialisme américain est de plus en plus isolé dans le monde». Cependant « les impérialistes ne renonceront jamais de plein gré à leur politique d'agression et de guerre». Eisenhower, au cours de son « voyage de brigand » en Asie, « a répandu partout des germes de guerre». Tandis que « les pays .socialistesayant à leur tête l'Union soviétique ont (...) soutenu la coexistence pacifique ». La Chine, dès 1954, avec l'Inde et la Birmanie, a défendu les « cinq principes de coexistence pacifique» et, en 1955, avec les pays asiatiques et africains, les « dix principes de coexistence pacifique » à la conférence de Bandoeng. Tandis que « les impérialistes dirigés par les États-Unis s'obstinent dans leur politique d'agression et de guerre », poursuit le journal communiste, « l'Union soviétique s'est efforcée d'aboutir à une conférence entre quatre chefs de gouvernement » et ses efforts en faveur de la détente internationale « ont été soutenus par la Chine ». Contre la « mauvaise volonté des impérialistes ayant à leur tête les États-Unis », il y a « l'invincible camp socialiste qui a l'Union soviétique à sa tête » et dont les forces « sont devenues si puissantes qu'il sera réellement possible d'écarter la ~uerre ». J?'ailleurs « plus de 90 % de la population mondiale appartiennent . à la. révolution » alors que les impérialistes « n'en représentent Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL que moins de 10 %, outre qu'ils travaillent à leur propre ruine et creusent leur propre tombe ». De cet interminable fatras où alternent sans · cesse les mêmes poncifs incohérents et absurdes, il se dégage néanmoins · deux affirmations catégoriques : la paix est garantie pour toujours et la Chine se subordonne pour longtemps à l'Union soviétique. De plus, l'organe quotidien de Mao réitère plusieurs fois « la nécessité d'éliminer résolument le révisionnisme et le dogmatisme des rangs des partis ·communistes», réaffirme « l'unité de la Chine et de l'Union soviétique », loue « la position rigoureusement correcte prise par le camarade Khrouchtchev » lors de la conférence qui n'a pas eu lieu à Paris en mai dernier, répète encore tout ce qui précède pour condamner à nouveau le révisionnisme et le dogmatisme .. avant de célébrer enfin « l'unanimité » des communistes dans leur lutte pour « le triomphe du marxisme-léninisme ». COMPARÉE à d'autres textes d'égale autorité, cette profession de foi n'apparaît pas épisodique. Deux jours avant sa publication, la veuve de Sun Yat-sen s'exprimait (abusivement) au nom du fondateur de la République chinoise en ces termes, dans le Jenmin Jibao :. « Notre politique étrangère pacifique n'a cessé d'être calomniée et la machine de propagande des États-Unis redouble d'efforts pour isoler la Chine de ses voisins, l'éloigner de sa grande alliée, l'Union soviétique.» Plus loin : « Nous sommes debout côte à côte avec l'Union soviétique et les autres pays du camp socialiste. Notre amitié est éternelle. »Et quant à la coexistence pacifique inventée par Staline, pratiquée par Khrouchtchev : « La presse et la radio impérialistes bien dressées calomnient la Chine en prétendant qu'elle ne veut pas se prêter à la coexistence pacifique et renonce à sa politique fondamentale. C'est pur mensonge. La Chine est disposée à coexister pacifiquement avec n'importe qui, même avec l'impérialisme. » Certes, Soon Tsin-lin ne fait ainsi que signer ce qu'on lui dicte d'en haut, mais cela n'en diminue pas la portée, au contraire. Son article corrobore d'autres déclarations ni plus ni moins officielles. Sans remonter au-delà de l'année présente ni collectionner. tous les écrits analogues diffusés par le vent <l'Est, on peut retenir celui de Tchen Yi, ministre des Affaires étrangères, paru dans Hongqi (Drapeau rouge) le 1er février 1960, · intitulé : « L'alliance sino-soviétique est le puissant rempart de la paix mondiale». A l'occasion du 1oe anniversaire du traité d'amitié, d'alliance et d'assistance mutuelle entre les deux États communistes, Tchen Yi récapitule une longue série d'accords qui les lient. Il rappelle · les visites de Mao à Moscou en 1950 et 1957, celles de Khrouchtchev à Pékin en 1954, 1958 et 1959. La moitié du commerce extérieur de la Chine se fait avec l'Union soviétique, Celle-ci a
B. SO UV ARINE aidé à construire 166 entreprises « d'énorme envergure » en cinq ans, « épine dorsale de la construction industrielle chinoise », et son assistance technique permettra d'en construire encore 125, en vertu de récents accords. Ce qui « aidera .. à mettre sur pied en Chine un système industriel complet en une période relativement courte ». En matière scientifique, notamment d'énergie atomique, l'aide soviétique est non moins importante. Sur le plan de la politique internationale, Tchen Yi reprend à son compte tout ce que rabâche la propagande soviétique : paix, détente, désarmement, coexistence pacifique. Il salue « la victoire de la politique étrangère de l'Union soviétique ainsi que le succès du camarade Khrouchtchev lors de son voyage aux États-Unis», tout en souscrivant aux accusations, aux calomnies communistes habituelles à l'adresse des ÉtatsUnis. Mais l'impérialisme américain, « va audevant d'une honteuse défaite ». Les Etats-Unis veulent « enfoncer un coin dans les relations sino-soviétiques » : peu importe, car « la grande alliance sino-soviétique demeurera toujours inébranlable et invincible». A preuve une autre parole profonde de Mao : « L'unité des grands peuples chinois et soviétique est éternelle, indestructible et inébranlable. » Tchen Yi s'en rapporte aussi à Khrouchtchev qui a dit: «N'allez pas chercher des fissures là où il n'en existe pas », fissures que les amateurs de brouilles ne verront jamais, « tout comme ils ne verront jamais leurs propres oreilles ». Il enseigne à distinguer parmi les alliances celles qui sont «inébranlables » et il rend un fervent hommage au Parti frère : «Le peuple chinois a toujours bénéficié d'une assistance fraternelle sous diffé- - rentes formes de la part de l'Union soviétique. Il éprouve du fond du cœur un sentiment de gratitude envers elle. Dans cette assistance, il existe u11;trésor inappréciable : c'est l' expérience de l'Union soviétique (...) Mao Tsé-toung a toujours dit qu'il fallait correctement apprendre auprès de l'Union soviétique. C'est là un principe constant de notre Parti. » Conclusion, en quelques lignes prélevées sur ce long verbiage : « L'unité monolithique des peuples chinois et soviétique forme le noyau de l'unité du camp socialiste (...) En ce début des années 60 du xxe siècle, de merveilleuses perspectives infiniment radieuses s'offrent aux peuples du monde. Le vent <l'Est [encore] souffle avec plus de force tandis que le vent <l'Ouest faiblit. Au cours des années 60, chaque route mène à la victoire du socialisme», etc. (!~auteur se répète à n'en plus finir, comme ses congénères, et il faut abréger). Tout cela ne brille pas par l'originalité, mais à part le charlatanisme «idéologique», la définition des rapports entre Moscou et Pékin ne laisse rien à désirer. A peine est-il besoin de souligner que les dirigeants chinois n'expriment pas des opinions personnelles : Hongqi et Jenmin Jibao sont en théorie les organes du Parti, en pratique de Mao et de son équipe. Leur doctrine appliquée aux BibliotecaGino Bianco .. 259 thèmes d'actualité coïncide strictement avec celle que la « direction collective » à Moscou met en œuvre. Inévitablement, des divergences apparaissent sur des points secondaires et d'ordre intérieur, comme il y en eut toujours entre partis communistes avant le stalinisme intégral, mais elles n'entament pas l'essentiel. Tout au long de l'année 1960, la communauté de vues ne s'est pas démentie nonobstant, depuis avril, une controverse allusive et sous-jacente dont l'inanité s'avère aussi frappante que l'interprétation en reste conjecturale. SuR LE DÉSARMEMENT, Tchen Yi avait fait le 21 janvier à l'Assemblée nationale un discours appuyant à fond la politique de l'Union soviétique. A l'occasion du 9oe anniversaire de Lénine (22 avril) Hongiq donnait un article où l'on peut lire : « A l'avant-garde de tous les pays socialistes et du camp socialiste tout entier se trouve la grande Union soviétique, le premier État socialiste (...) Les idéaux de Lénine sont aujourd'hui réalisés en Union soviétique ; le socialisme est déjà instauré et à l'heure actuelle, sous la direction du Comité central du Parti et du gouvernement soviétique ayant à leur tête le camarade Khrouchtchev, la glorieuse époque de l'édification communiste est commencée. » Un discours de Lou Ting-yi, même date, proclamait que « la voie de l'Union soviétique, de la révolution d'Octobre, est celle du progrès de l'humanité tout entière » et•que « le gouvernement et le peuple chinois appuient totalement les propositions pacifiques de l'Union soviétique pour la conférence au sommet, le désarmement général et l'interdiction des armes nucléaires, ainsi que tous les grands efforts de l'Union soviétique pour la détente internationale ». Répétitions fastidieuses, mais inévitables si l'on scrute ce qu'apporte le vent <l'Est. Pour le Times de Londres (éditorial du 3 août dernier), « la discussion entre la Chine et la Russie (sic) commença quand les Chinois se mirent à défendre leurs vues lors du 9oe anniversaire de la naissance de Lénine ... », opinion largement partagée dans les milieux politiques et par la presse d'Occid~nt. En réalité, il y a des années que des « observateurs » lisent entre les lignes d'une prose dite ·marxiste-léniniste très orthodoxe les allusions révélatrices de conflit sino-soviétique et y discernent les signes annonciateurs de rupture, en contradiction avec tant de déclarations officielles et solennelles. Devant son Assemblée nationale, le 10 avril, Tchou En-lai se félicite des voyages de Khrouch-. tchev à l'étranger, se solidarise entièrement avec la politique de l'Union soviétique, en matière de détente comme de désarmement et de coexistence pacifique, et serine une fois de plus : « Le vent <l'Est continue à prédominer sur le vent <l'Ouest. » (Tchou En-lai avait déjà chaudement congratulé Khrouchtchev, le 30 septembre pré-
260 cédent, pour sa « mission de paix» aux Ét~t~- Unis. Et le 12 octobre suivant, la Pravda publiait un télégramme à la gloire du « grand peuple soviétique [qui] sous la juste direction du Comité central du Parti, avec à sa tête le camarade Khrouchtchev, a commencé la construction du communisme », signé Mao Tsé-toung, Liou Chao-tchi, Tchou-teh et Tchou En-lai.) En juin 1960, à Bucarest, les douze partis communistes qui sont au pouvoir, y compris celui de la Chine, réaffirment leur complète unité de pensée, conforme à la stratégie et à la tactique soviétiques formulées par Khrouchtchev. Le délégué chinois, Pyn Tchen, avait vanté « la puissance du camp socialiste ayant l'Union soviétique à sa tête » et souligné la possibilité d'éviter la guerre « si le camp socialiste, dirigé par l'Union soviétique, (...) se serre en une famille unie » (Pravda, 24 juin). Et Tchou En-lai, la veille, avait encore dit : « Le peuple chinois a toujours considéré le camp communiste, à la tête duquel se trouve l'Union soviétique, comme un tout intégral, cimenté par la chair et le sang » (Neue Zuercher Zeitung du 23 juin). Tant de répétitions finissent par susciter le doute, mais peuvent aussi s'expliquer par la pauvreté « idéologique», pour user d'un terme que le communisme a mis à la mode. Au début d'août, Tchou En-lai à l'ambassade helvétique de Pékin, puis le Jenmin Jibao (5 août) prônent à nouveau la coexistence pacifique entre pays de systèmes sociaux différents. A .la fin du même mois, Tchen Yi adresse d'Alma Ata à Moscou un message remerciant « le peuple et le gouvernement soviétiques pour l'aide qu'ils nous accordent par divers moyens » et saluant « l'amitié fraternelle et indestructible des peuples chinois et soviétique» (29 août). Tchen Yi insiste encore le 9 septembre, cette fois en citant Mao qui a dit : « Le renforcement de notre solidarité avec l'Union soviétique et tous les pays socialistes est notre principe fondamental. » Il semble que la ligne de conduite ainsi tracée soit assez constante et explicite. * ,,. ,,. MA1s à cette accumulation de textes écrits ou parlés qui sont des actes et correspondent à un état de choses bien tangibles, une école de glossateurs en Occident oppose une collection de sous-entendus, d'insinuations, de mots couverts, une polémique voilée qui dénoterait un « conflit idéologique » entre les deux États communistes, présageant la rupture de leur alliance. Selon cette école qui a le quasi-monopole de la presse, Khrouchtchev et son Comité central sont visés chaque fois que les Chinois attaquent Tito, qualifié «traître» et « agent de l'impérialisme», et qu'ils dénoncent le révisionnisme à grand renfort de citations de Lénine. On doit convenir qu'en ce cas, la rupture serait en effet virtuelle et il faudrait alors escompter à bref Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL délai un événement de majeure importance. Mais avant de conclure, il y a lieu de ramener à de justes proportions les données qui contredisent l'évidence. Le caractère anonyme des allusions qui foisonnent dans la phraséologie pédante des communistes à propos des déviations prétendues révisionnistes et dogmatistes laisse libre cours à toutes les hypothèses. Les secrets des deux centres directeurs étant bien gardés, on ne peut raisonner que sur des indices en s'inspirant des connaissances acquises à la lumière de conflits antérieurs dans le milieu communiste, conflits personnels déjà parés de couleurs « idéologiques ». Les indices collectionnés sont surtout des abstentions, des absences, des silences, des réticences, des dissonances verbales, des critiques implicites. ,, Dans leur exégèse, où le vrai et le faux s'entremêlent, la tentation est forte de céder à des idées préconçues. Quant à l'expérience du passé, elle suggère les précédents de l'incompatibilité entre Staline et Trotski (et Zinoviev, et Boukharine) où il ne s'agissait guère d'idéologie, mais dans des conditions trop différentes de la situation actuelle pour que l'histoire se répète. On discerne pourtant des traits à mettre en lumière. « La Chin'e d'aujourd'hui donne l'impression d'une nation entraînée par la volonté d'un seul homme, soumise à ses obsessions et esclave de ses moindres désirs (...) Le culte de Mao a atteint des hauteurs vertigineuses », atteste un correspondant du Times de Londres (15 avril). L'étude de Richard L. Walker sur le « culte de la personnalité» de Mao (publiée ici-même, p. 261) éclaire singulièrement le tableau et permet de mieux comprendre des incohérences et des absurdités que d'aucuns inclinent à insérer dans une certaine logique. On aura le temps d' épiloguer sur Mao poète et penseur, nageur et mégalomane. Le plus urgent est de ne pas se laisser prendre au jeu « idéologiqu,.e» qui risque d'induire en erreur les hommes d'Etat formés aux seules disciplines classiques *. L'erreur consiste à identifier Khrouchtchev au libéralisme et à la paix, Mao à l'intransigeance et à la guerre, alors que tous deux sont de même espèce totalitaire et que ni l'un ni l'autre ne peuvent faire la paix (véritable) ni la guerre (atomique). Elle incite à spéculer sur une rupture improbabfe à brève échéance et à envisager des compromis désastreux avec Khrouchtchev sous le prétexte insensé de le soutenir contre Mao. Elle interdit tout jugement sain sur les manœuvres tortueuses de Khrouchtchev en politique étrangère. Elle détourne les esprits des mesures sérieuses à concevoir et appliquer pour opposer au vent d'Est les contrevents et les brise-vent indispensables. , B. SOUVARINE. * Faute de place, un examen détaillé du prétendu • conflit idéologique ,, ainsi qu'une hypothèse sur sa cause réelle sont renvoyés à un article ultérieur.
LE CULTE DE MAO par Richard L. Walker Aux FtTES du dixième anniversaire du régime communiste chinois au début d'octobre 1959, un orchestre symphonique de style occidental accompagnait un chœur de cinq cents voix pour exécuter, dans un décor d'une splendeur sans égale, un chant qui a presque supplanté l'hymne communiste national : L'orient rougoie, Le soleil se lève, La Chine a donné naissance à un Mao Tsé-toung. Il prodigue ses bienfaits au peuple, Il est le grand sauveur du peuple. L'exécution traduisait bien le degré de fièvre ·que le culte de Mao avait atteint à l'époque. Dans des proclamations et déclarations verbeuses en cette occasion, les hauts dirigeants exaltaient la sagesse infinie et les hauts faits de Mao. Liou Chao-tchi et Tchou En-lai (les n°8 2 et 3 de la hiérarchie) mirent l'accent sur la direction absolue de Mao et ses immenses qualités. Le chœur des louanges comprenait un article spécial sur le Parti publié dans leQuotidiendu peuple du 28 septembre 1959 par Liou Lan-tao (secrétaire adjoint au secrétariat du Comité central du parti communiste chinois), article qui montrait jusqu'à quels extrêmes le culte de _Maoétait allé dans le pays le plus peuplé du monde : Le camarade Mao Tsé-toung est le porte-parole le plus éminent de l'héroïque prolétariat de notre pays, le représentant le plus distingué des traditions supérieures de notre grande nation durant toute son histoire, un phare sur notre route vers le communisme et le plus éminent révolutionnaire, homme d'État et théoricien du marxisme-léninisme contemporain. Il a enrichi de manière originale les trésors du marxisme-léninisme sur une série de questions importantes ... Les 600 millions d'habitants au moins de notre pays ont mis en lui leurs espoirs de bonheur et d'avenir et le considèrent comme l'incarnation du communisme et de la vérité, le symbole de l'invincibilité. L'influence, la sagesse et l'expérience du camarade Mao Tsé-toung et le système de pensée qu'il a créé en combinant le Biblioteca Gino Bianco marxisme-léninisme avec les pratiques effectives de la révolution chinoise sont les trésors les plus précieux de notre parti et de notre peuple. La chaude affection pour le chef est pleinement conforme à notre ardent amour pour notre parti, notre classe, notre peuple et notre grande patrie. Les parallèles entre le culte de Staline en Union soviétique, que Khrouchtchev a mis à nu devant le monde entier, et le culte en plein épanouissement de Mao en Chine sont de nature à faire réfléchir. Comme dans le cas de Staline, les communistes ont réussi à créer pour l'étranger l'image immuable d'un Mao aimable et souriant, communiste convaincu certes, mais souple et populaire. Rares sont ceux qui ont pris le temps de considérer l'effet produit sur un tel homme par une longue période de pouvoir suprême et de succès, effet auquel peu de despotes ont échappé. Lors de la célébration du dixième anniversaire, le régime était aux prises avec de nombreuses difficultés. Son prestige et ses relations avec de nombreux pays s'étaient détériorés. Il avait éveillé l'antagonisme de l'Inde, de l'Indonésie, du Japon et de la République arabe unie. La fraîcheur de l'accueil fait à Khrouchtchev reflétait les tensions de l'alliance sino-soviétique, révélées -pour la première fois peu auparavant. On explique souvent l'attitude agressive et intransigeante de Pékin par la « jeunesse du régime » ; ce serait la manifestation d'une adolescence outrecuidante. Explication commode peut-être d'une conduite en apparence irrationnelle, mais il est douteux que l'analogie avec le cycle de la vie humaine s'impose ; dans le cas de la direction communiste chinoise, elle est proprement inapplicable. Mao Tsé-toung et ses proches compagnons sont au pouvoir depuis longtemps. Depuis trente ans, ils prétendent être le véritable gouvernement de la Chine; Mao lui-même est le chef incontesté du communisme chinois depuis qu'il est devenu président du Parti à la conférence de Tsounyi en janvier 1935, pendant « la Longue Marche».
262 Dans les années qui vien~ent, le monde. <:xtérieur devra affronter une Chine dont la politique portera la marque non de la jeunesse relative des membres du gouvernement mais d'une direction suprême vieillie ~u pouvoir. La figur<:-clé en est Mao et il est important que ceux qui auront affaire à lui soient préparés à fai~e face à sa personnalité véritable plutôt qu'à l'image immuable créée par le culte qui lui est rendu. On mesure de plus en plus combien l'ont marqué le rôle d'oracle du communisme qu'il joue depuis longtemps en Chine et dix années d'absolutisme, pendant lesquelles il a vu la mobilisation complète de centaines de millions de Chinois et l'édification de la puissance industrielle et militaire du pays. Lorsqu'on passe les informations au crible, on s'aperçoit que, loin de correspondre au symbole du père bénin et populaire dépeint par la propagande de Pékin, Mao devient sans cesse plus hargneux et qu'il est affecté des illusions de grandeur et d'infaillibilité qui ont fait d'autres despotes des cas pathologiques. Un concert d'éloges L'ÉLÉVATIONde Mao au rang de figure de proue du communisme chinois commença peu après août 1929, date à laquelle il établit avec Tchou-teh une base soviétique dans la province du Kiang-si. En 1934, les communistes et les compagnons de route du monde occidental chantaient ses louanges. A New York, des gravures sur bois de Mao Tsé-toung, le « chef du peuple chinois », se vendaient cette année-là un dollar pièce. Mais le véritable développen1ent du culte commença après l'établissement du quartier général communiste à Yenan en décembre 1936. Les exigences àe la guerre civile et de la guerre contre le Japon, la nécessité d'instaurer la discipline et l'unité parmi les intellectuels et les jeunes qui affluaient dans les régions communistes, tout cela contribua à l'élévation de Mao au rang de source principale de sagesse et d'autorité. Pendant le « mouvement de rectification » du parti en 1942-44, les cadres étudiaient minutieusement ses ouvrages en même temps que ceux de Staline et de Liou Chao-tchi. A l'instar de Staline, Ivlao émettait des dogmes sur l'art, la littérature, la philosophie, etc. Ses œuvres étaient citées à côté de celles de Lénine et de Staline à titre d'évangile officiel. En 1949, quand les communistes arrivèrent au pouvoir, Mao dominait tous ses compagnons et personnifiait les espoirs et les rêves en une Chine nouvelle sous ce qu'il promettait devoir être un gouvernement de << front uni ». Son portrait ornait les camions dans lesquels les troupes communistes faisaient leur entrée dans les villes et la place d'honneur lui fut rapidement attribuée dans les bâtiments publics, dans les · édifices religieux et dans tous les foyers. Le succès encourageait les débordements de 'flagornerie ; on récrivait l'histoire pour prouver que, dès le .début, Mao avait eu raison, qu'il avait fait preuve de sagesse, Biblioteca Gino Bianco ---- LE CONTRAT SOCIAL qu'il était en fait l'héritier du traditionnel « mandat du ciel». C'était l'époque où le culte de Staline appro- ·. chait de son apogée ; le nom et le portrait de Mao étaient souvent accolés à ceux du « grand• Staline». A cette déification de Mao et de Staline, Tchen Po-ta, nommé au milieu de 1958 rédacteur en chef de la nouvelle revue théorique du Comité central, le Drapeau rouge, prit une part éminente. Dans son Mao Tsé-toung et la révolution chinoise paru en 1951, les œuvres et la direction de Mao sont qualifiées de « vivantes », « brillantes », « correctes », réputées « d'une importance universelle » et dignes de Marx, d'Engels, de Lénine et de Staline. Les écrits de Mao furent appris par cœur et une étude intensive de sa « pensée » fut substituée à d'autres cours dans les écoles et les universités. Ses nouveaux écrits ou les anniversaires des anciens étaient l'occasion de campagnes nationales. Chaque nouveau progr2.mme était lié à son nom. Lorsque, en 1950, la création d'équines d'aide mutuelle dans les campagnes fut entreprise, on rapporta que des lettres affluèrent qui lui attribuaient le mérite des bons résultats obtenus. Une de ces lettres, éman1nt de la province du Chan-si, fut entre autres publiée·: « Maintenant nous comprenons vraiment que faire ce que préconise le président Mao est toujours juste et bon. Nous en avons la preuve sous les yeux. Notre pauvre vallée est en train de devenir riche.» En 1952, une locomotive qui aurlit parcouru 200.000 kilomètres san~ une panne reçut le nom de Mao Tsé-toung. En 1956, Mao était devenu un personnage quasi divin, ch9.que réalisation du réghne étant portée à son crédit alors que tous les échecs étaient imputés aux cc droitiers » et aux impérialistes. * }f }f LE DISCOURSsecret de Khrouchtchev en février 1956 ne pouvait manquer d'avoir des répercussions sérieuses en Chir:e. La première réaction ouverte, un éditorial du Quotidien du peuple du 5 avril, fut prudente. Tout en reconnaissant les fautes de Stali.c.eet les dangers du culte de la personn'1.lité, l'article soulignait les mérites du dictateur sovittique et faisait valoir que « le marxisme-léninisme reconnaît que les dirigeants jouent un rôle important dans l'histoire». Au VIrre congrès du Parti, en septembre 1956, un membre du Politburo, Teng Hsiao-ping, affirma :' « Notre parti a une longue tradition de direction colkctive, par opposition à la déd-ion individuelle.» Liou Chao-tchi prétendit que le P.C. chinois n'avait pas commis une seule erreur depuis la conférence de Tsounyi en janvier 1935, et bien que lui aussi proclamât l'attachement au principe de b. direction collective, il soulignait que « le camarade Mao Tsé-toung a joué dans notre révolution le grand rôle de l'homme de barre et qu'il jouit d'un haut prestige dans le Parti et parmi toute la population ».
R. L. WALKER La direction commnniste modéra, il est vrai, les références à Staline à la suite du discours de Khrouchtchev, mais à la différence de l'Union soviétique et de l'Europe orientale son portrait resta partout exposé. A la fin de 1956 et en 1957, année où Mao encouragea les critiques (période des cc Cent Fleurs »), le culte du chef fut mis en sourdine. Mais d'ardents hommages à Mao n'en continuèrent pas moins, surtout en réponse à certaines critiques des « droitiers » qui avaient accepté l'invitation à parler librement et s'étaient montrés au milieu de 1957 d'une franchise inattendue. Avec le lancement en 1958 de la campagne du cc grand bond en avant », le culte de Mao redoubla d'intensité. Réserve et prudence consécutives au · discours secret de Khrouchtchev furent abandonnées. En 1959, le Quotidien du peuple et les autres publications avaient apporté quelques changements significatifs dans leurs références à Mao. Alors qu'il était précédemment question du cc parti communiste de Chine sous la direction du président Mao Tsé-toung», maintenant on parlait fréquemment de la direction ou des décisions du << parti communiste chinois et du président Mao Tsé-toung». L'adjectif «grand» (wei,-ta) était appliqué tant au Parti qu'à Mao. A la fin de 1959, tous deux étaient apparemment d'importance égale. A partir de janvier 1958, la propagande avait commencé à mettre en valeur les reportages sur les tournées d'inspection du président à travers le pays. Mao, qui évitait auparavant toute publicité autour de ses allées et venues, préférant garder une attitude distante et quasi mystique, corn- . mença à voir son activité rapportée régulièrement et en détail dans la presse.. La tournée qu'il fit du 10 au 29 septembre 1958 dans plusieurs provinces provoqua notamment un flot quotidien de dépêches sur l'effet produit par sa «chaleureuse personnalité». Un reporter du Quotidien du peuple qui l'avait accompagné pendant tout son voyage donna dans le numéro du 4 novembre un résumé des réactions populaires : La population du pays tout entier a maintenant résolument foi dans le parti communiste et dans le président Mao et elle les soutient. Ce genre d'amour sincère et fervent est quelque chose de rare dans tous les temps, dans ce pays comme ailleurs... « Le président Mao est comme le soleil qui donne la lumière quand il brille. » C'est là une affirmation correcte. Partout où se rend le président Mao, une joie tumultueuse l'accompagne. On verra un aspect intéressant de la vigueur redoublée du culte de Mao à partir de 1958 dans la publication de documents biographiques par ses anciens compagnons. Ceux-ci semblent se rappeler maintenant bien des actes remarquables accomplis par le chef dans sa jennesse et qui sont propres à donner à toute sa carrière des proportions épiques. Par exemple, dans nn ouvrage intitulé J'étais avec le président Mao, le docteur Fou Lien-tchang, vice-ministre de la Santé Biblioteca Gino Bianco 263 publique, rappelle certains de ses souvenirs de 1931 dans les régions soviétisées. Il y dirigeait un hôpital et un centre de formation médicale pour les forces communistes. (A noter qu'il donne à Mao du cc président» avant même que celui-ci ait eu droit au titre.) Il évoque la capacité de Mao à prodiguer ses conseils dans le domaine médical : « Son simple avis résolut immédiatement un problème qui me préoccupait depuis des jours. » Et ailleurs : cc Après plusieurs conversations avec le président Mao, je sentis que ma façon d'aborder les questions était devenue beaucoup plus ferme», puis, minimisant comme il se doit son propre travail : cc Ainsi, sous la direction personnelle du président Mao, nous formâmes la première fournée de personnel médical pour l'Armée rouge.» En 1959, la Librairie internationale de Pékin lança nn nouveau livre de Tcheng Tchangfen intitulé La Longue Marche avec leprésident Mao, promettant au lecteur « des révélations sur le caractère de ce grand chef révolutionnaire». Tchou Chin-tchao, vice-gouverneur du Hou-nan qui avait connu Mao jeune dans cette province, a écrit des articles à la louange de son « caractère héroïque et élevé, de sa sincérité et de sa magnanimité». Si les récits des exploits passés de Mao ne convainquent pas le peuple chinois qu'il incarne toutes les qualités, les comptes rendus de son activité en 1958 et 1959 visaient au moins à produire une certaine impression dans ce sens. Au sujet de ses prouesses physiques, la presse rapporta en janvier 1958 que, poussant une charrue, il avait étonné tout le monde par ses sillons bien droits. On prétendait qu'en septembre de la même ·année il avait traversé à la nage le puissant Yang-tsé à sept reprises. La fréquence croissante des allusions à sa bonne santé fit que les observateurs se demandèrent s'il n'était pas malade. Le Wen-hui Pao de Changhaï rendit compte de la visite de Mao à un groupe de militantes le 8 octobre 1958 : cc Aucnne ne pouvait détacher les yeux du président. Yang Tchouehtcheng ne cessait de le regarder fixement, cherchant à graver profondément dans son esprit son image altière. Son teint fleuri, ses cheveux noirs comme jais, son entrain et sa vitalité donnaient l'impression d'une excellente santé. » Il est intéressant de noter. que l'attention particulière portée à l'apparence de Mao,« très robuste, beaucoup plus jenne que son ·âge », commença juste avant l'annonce, le 10 décembre 1958, que le Comité central avait entériné la décision de Mao de ne pas accepter un renouvellement de son mandat de président de la République. Il était souligné que Mao continuerait de présider le Comité central du Parti et qu'il « resterait le chef de tout le peuple (...) même après avoir cessé d'occuper la présidence de l'État». Le remplacement de Mao par Liou Chao-tchi à la tête de l'État en avril 1959 ne fit qu'intensifier les panégyriques. On trouve un exemple des f, roportions qu'ils avaient atteintes à la fin de 'année dans un message adressé à Mao par une
264 conférence d'activistes réunie à Pékin le 8 novembre 1959 : Cher et respecté président Mao, vous êtes pour nous un soleil brillant. Vous nous remplissez d'ardeur pour un avenir lumineux. Vous êtes un guide vers la victoire. Avec vous, nous pouvons aller de l'avant (...). Chaque fois que nous pensons au Parti et à vous, notre confiance s'accroît et nos corps se gonflent de vigueur (...). Que nous sommes heureux et fiers de vivre dans cette grande ère de Mao Tsé-toung ... En février I 960, le régime lançait parmi les jeunes une nouvelle campagne pour l'étude des écrits de Mao dont le culte est en train de dépasser celui de Staline en Union soviétique. Portraits, médaillons, bustes d'un Mao d'apparence très jeune (il aura cette année 67 ans) submergent les marchés et les magasins. L'image de la toute-puissance BIEN qu'en Chine les militaires soient retournés en 1958 à l'étude intensive des œuvres de Mao sur. la guerre et la stratégie de guérilla, son rôle reconnu comme chef militaire, ainsi d'ailleurs que sa clairvoyance politique, ne sont pas spécialement mis en relief. La nouvelle campagne d'idolâtrie met davantage l'accent sur ses qualités d'être humain. Voici une phrase typique des reportages parus depuis deux ans sur les tournées du président : « Il franchit le seuil en souriant et regarda les personnes rassemblées dans la pièce d'un regard affectueux et bon. » Comme naguère le « bien-aimé Staline », Ma_oest réputé s'intéresser profondément aux enfants qu'on dit en adoration autour de lui. Les adjectifs qui reviennent sans cesse sont : modeste, doux, bon, simple, sincère, chaleureux. Dans un article paru dans Jeunesse de Chine le 1er février 1959, un certain Kui Tchang, un des gardes en service à la résidence de Mao, décrit ses impressions quand il fut affecté à ce poste deux ans auparavant : Lorsque j'arrivai à Pékin, je constatai que les chefs du Comité central de notre parti, le président Mao surtout, vivaient très simplement. Le président habitait une vieille bibliothèque d'État, avec quelques bâtiments à un étage autour de la cour, un grand sapin au milieu et quatre pots de chrysanthèmes sous les avant-toits. La contre-porte de protection contre le soleil était faite de joncs et l'aménagement intérieur était des plus réduits : une bibliothèque pleine de livres, un lit de camp et plusieurs chaises. Les vêtements du président Mao sont la simplicité même. Sa robe gris argent a été portée plusieurs années, ses souliers ont perdu leur couleur et même son maillot de bain est raccommodé. Ses deux filles s'habillent comme de jeunes paysannes. Mais il ne néglige rien pour notre bienêtre. Il veut que nous ayons chaud; il se prive en notre faveur des rations de fruits et de thé réservées aux vieillards qui lui sont attribuées. De telles habitudes chez nos dirigeants m'ont fait une profonde impression, si bien que chaque fois que je me préoccupe de mon plaisir personnel, je pense à eux, à leur travail de nuit et de jour pour notre nation, notre peuple( ...). Que ce soit là à tout jamais un glorieux exemple pour nous. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Hsu Te-li, vieil instituteur du Hou-nan, compagnon respecté de Mao, déclara dans la revue Ouvriers de Chine du 27 avril 1959 : On lui dit parfois qu'il ne mange pas bien et il répond : « Nous autres communistes sommes ainsi. Nous devom d'abord supporter les difficultés, chercher le plaisir ensuite. Ce que les autres ne peuvent pas faire noua devons le faire. Mao, nous dit-on, est d'un abord facile et ses paroles éveilleraient toujours un écho parmi ses auditeurs. « La pensée et la sagesse du président Mao donnent aux gens des forces inépuisables », assurait le Quotidien du peuple parlant d'une visite à Tsien-tsin du 10 au 13 aoftt 1958 qui fut comme « un grand honneur rendu à la population de la ville». Ceux qui rencontrent Mao ont le cœur qui bat à grands coups et ils sont « si émus que les larmes leur viennent ». Le journal de culture physique Ti-yu Pao du 6 octobre 1958 relate l'entretien du président avec des nageurs admiratifs à qui il donna quelques indications, notamment sur l'importance de la nage en rivière où l'on peut apprendre à braver les courants. L'auteur raconte qu'il ajouta ce conseil : « Vous avez acquis une bonne technique, mais vous devrez l'entretenir et faire du bon travail... » Conclusion : « Quelle exhortation intime et chaleureuse... » L'attention donnée à l'attrait personnel et à l'existence simple de Mao (des documents similaires existent sur quelques autres personnalités, tel Liou Chao-tchi) suivit de près la période des « Cent Fleurs » pendant laquelle on se plaignit du mur dressé entre la direction et le peuple, de la vie fastueuse menée dans les milieux supérieurs du Parti et des agissements des hauts dirigeants, dieux arbitraires plutôt que simples mortels. Mao continue en outre à être traité comme la source de toute sagesse. Selon le Quotidien ouvrier de Pékin du 15 janvier 1959, « la grande sagesse de notre bien-aimé chef le président Mao et ses talents ont été acquis peu à peu dans les luttes rêvolutionnaires grâce à l'étude assidue». Le président est un inspirateur dans tous les domaines, de l'hygiène publique aux statistiques, de la médecine traditionnelle à l'agriculture. Son infaillibilité et sa connaissance scientifique de l'avenir ont été soulignées à maintes reprises. A l'occasion du neuvième anniversaire du régime, on pouvait lire dans le Quotidien du peuple du 1er octobre 1958 : « Aujourd'hui, dans l'ère de Mao Tsé-foung, le ciel est sur la terre. Sur un signe d~ Parti, des dizaines de millions de gens se jettent dans l'action. Le président Mao est un grand prophète. Grâce au marxisme-léninisme scientifique, il peut voir l'avenir. Chaque prophétie du président Mao est devenue réalité. ·Il en a été ainsi dans le passé ; il en est ainsi aujourd'hui. » Chaque numéro de chaque publication chinoise joint aujourd'hui sa voix au concert des louanges. Selon un recueil publié en novembre
R.L. WALKER 1959 dans une collection intitulée Chansons populaires de Hungqi, on n'en dira jamais assez : Le président Mao est infiniment bon. Dix mille chants ne suffisent pas à le louer. Avec les arbres pour plume, le ciel pour papier Et un océan d'encre, Il en resterait encore beaucoup à dire. Quelques réalités IL EST certes difficile de porter un jugement sur l'image synthétique de Mao présentée aujourd'hui officiellement à la Chine et au monde. Mais ceux à . qui l'exemple de Staline est familier ne seraient pas surpris d'apprendre qu'en réalité Mao offre peu de ressemblance avec le personnage qu'a notamment mis en relief la récente campagne consacrée à la vie personnelle du chef et à sa popularité. Plusieurs sources peuvent aider à découvrir la réalité. Tout d'abord, les observations de ses anciens compagnons et des réfugiés de Chine communiste qui ont vu Mao à l'œuvre, et parmi ces observations les témoignages d'un Tchang Kouo-tao, ancien membre du Politburo que nous avons interviewé personnellement, et d'un Tchou Tching-wen, ancien secrétaire général adjoint de la Ligue démocratique de Chine, un des partis politiques mineurs représentés au gouvernement dit de coalition installé par les communistes à leur arrivée au pouvoir. Le livre de 588 pages de Tchou, Dix ans de violente temp2te, publié en 1959 à Hong-kong, fit un certain bruit dans les milieux britanniques lisant le chinois. Il relatait les contacts personnels de l'auteur avec Mao et d'autres dirigeants communistes pendant les sept premières années du régime. Une deuxième source d'informations est constituée par les visiteurs et les correspondants de presse, comme ceux qui accompagnèrent Clement Attlee en 1955. Une autre par les photographies que la propagande destine au monde extérieur. Elles montrent par exemple un Mao qui devient chauve et paraît beaucoup plus vieux que sur les portraits à usage liturgique. Il y a enfin les critiques formulées par ceux qui ont été dénoncés ou purgés. Il faut y inclure les remarques de personnes comme Hou Feng, dont les lettres privées ont été publiées par le Quotidien du peuple au cours d'une campagne nationale dirigée contre lui en 1955. Ainsi que celles qui furent formulées pendant la période des « Cent Fleurs», en 1957, par certains « droitiers » et qui valurent. des condamnations à leurs auteurs. D'autres indications sur la vraie nature de Mao sont plus indirectes et doivent être maniées avec prudence. Comme ce fut le cas pour Staline, l'intensité même de l'effort déployé sur certains points par la propagande peut indiquer que c'est le contraire qui est vrai. Cela s'appliquerait par exemple au Mao soi-disant humble et facilement accessible. Il y a aussi les propres écrits du personnage. Ils attestent des connaissances beaucoup Bibliote·ca Gino Bianco 265 plus limitées et une approche intellectuelle des problèmes plus réduite que ne le prétend le chœur des louanges. Il se pourrait même que seule une grande agilité d'esprit puisse prétendre trouver dans ces écrits plus de profondeur que l'auteur n'en a mis. Dans une dépêche du 23 juillet 1957 concernant le « droitier »Yen Wen-tchieh qui avait parlé pendant la période des « Cent Fleurs », l'agence Chine nouvelle rapportait : Au sujet de l'interprétation des articles écrits par -le chef [Mao Tsé-toung], il déclara avec malice : « On dirait qu'un article suffit à résoudre tous les problèmes et les théories du travail dans le monde. On dirait qu'il n'existe aujourd'hui d'autre science que cet article • Je ne sais vraiment pas pourquoi cela est nécessaire. Si des écrits doivent être expliqués de nombreuses façons avant de pouvoir être compris, nous pouvons fort bien nous en passer. » Enfin, il y a l'arrière-fond historique et la nature des choses propre à la Chine. C'est ainsi que le culte de Mao lui-même utilise, avec les mêmes exagérations, sensiblement le même langage qui servait autrefois, dans la Chine ·confucéenne, à faire des empereurs des parangons de vertu et les premiers érudits de leur temps. Le journaliste japonais Kinno, écrivant dans le Maïnichi de Tokyo (4 décembre 1959) après un voyage de quarante-cinq jours en Chine, notait le parallèle : « Son portrait est pour ainsi dire un "portrait impérial" en Chine communiste.» QUELLE SORTE de personnage est le vrai Mao Tsé-toung, le Mao qui se révèle à travers ces sources non officielles ? Celles-ci s'accordent à le présenter comme un chef aux capacités réelles, plein de résolution, doué de souplesse. Bien qu'il se soit montré remarquablement opportuniste dans la poursuite du pouvoir, ses anciens compagnons et ceux qui l'ont observé de près mettent en garde contre sa rigidité dans la détermination d'édifier et de consolider son pouvoir personnel et celui du Parti. Tchang Kouo-tao déclare que Mao comprend le pouvoir mieux que la théorie et qu'il s'est révélé un « machinateur chinois calculateur et pratique». Sa puissance n'a cessé de croître_depuis que ses troupes déguenillées, à bout de forces, atteignirent à la fin de 1935 la province du Chen-si, après « la Longue Marche ». La suprématie que lui vaut en Chine sa position de chef du plus grand parti communiste du monde (13.960.000 membres lors du dixième anniversaire du régime) est incontestée. Un quart de siècle d'accroissement de son pouvoir et de succès à plier les masses chinoises à sa volonté a convaincu Mao que ses vues sont pratiquement des vérités universelles. Ses anciens camarades ont noté qu'à mesure que sa puissance augmentait dans le Yenan, il devenait de plus en plus dictatorial, insistait davantage sur une
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