Le Contrat Social - anno IV - n. 3 - maggio 1960

188 jamais démenti dans ses nombreux écrits d'exil où il passe minutieusement au crible les actes et les paroles de Staline. Mais sous prétexte de venir au secours posthume de Trotski, la lettre signée Z. Merlon dans le Vestnik lui assène le pavé de l'ours en se référant au témoignage méprisable d'un ancien serviteur de Staline passé au service de ...Bessedovski, le faussaire et charlatan trop connu et assez discrédité. Pour qui a feuilleté, en 1930, le méchant libelle de ce Bajanov intitulé Avec Staline dans le Kremlin, c'est un sujet de stupeur qu'on ose en faire état de nos jours, et surtout d'apprendre qu'un homme aussi orgueilleux que Trotski se soit abaissé à s'en servir. Vérification faite, les choses se présentent tout autrement que M. Merlon a tenté de les montrer, supposant que personne n'y regarderait de trop près. En effet, la pseudo-citation de Bajanov (sans guillemets) faite par M. Merlon tend à mettre en valeur la dernière phrase, que je vais reproduire d'après l'original français (p. 46) mais en donnant la petite phrase précédente et la suivante que M. Merlon a surprimées : « Les membres du Comité central, gênés, gardaient le silence. Trotski, bouche close comme les autres, s'efforçait pourtant de manifester son immense mépris par mines et par gestes. Mais cette mimique, bien qu'au plus haut point expressive, demeura inopérante. » Ayant cité seulement la phrase du milieu, d'ailleurs tronquée, M. Merlon s'empresse d'ajouter : « Trotski lui-même, dans son livre Staline, cite Bajanov et confirme son récit, ajoutant quelques détails » (p. 376). Or c'est faux : Trotski ne cite précisément pas ce qui convient à M. Merlon; il ne cite que les lignes suivantes, de la p. 44 : « Une confusion pénible paralysa l'assistance. Staline, assis sur une des marches de la tribune présidentielle, se sentait petit et pitoyable. Je le regardais attentivement. Malgré son empire sur lui-même et un calme forcé, on discernait clairement sur son visage que son destin se jouait. » Et si Trotski cite ce passage, et rien d'autre, c'est pour avoir l'occasion d'écrire aussitôt : «Radek, who sat beside me at that memorable session, leaned over with the words : "Now they won't dare to go against you. " He had in mind two places ... », etc. Cela n'a absolument rien à voir avec un « immense mépris par mines et par gestes », d'où M. Merlon a eu soin de supprimer les derniers mots, qui couvriraient Trotski de ridicule. D'autre part, M. Merlon oublie de signaler· que Trotski, à la fin de son livre, cite encore Bajanov, mais dans les termes suivants : « Bazhanov bas suggested that Frunze was the center of a military conspiracy; that is fantastic nonsense» (p. 418). Voilà qui donne une idée du crédit que mérite ce livre, tissé non seulement de fantastic nonsenses, mais de grossièretés~ de vulgarités, de mensonges qui, dès 1930, disqualifiaient moralement leur auteur. Que veut prouver M. Merlon avec sa citation arrangée, tronquée, truquée, de Bajanov? Toute personne tant soit peu au courant . du «système » sait que chaque question soumise au Comité central était d'abord traitée au Politburo qui, solidairement, présentait sa solution à l'approbation du Comité central; et que dès 1924, la « troilca »Staline-Zinoviev-Kamenev pouvait compter sur le vote automatique de la grande majorité des membres (plus tard, Staline saura se garantir l'unanimité complète). Donc à la séance de mai· 1924, la décision était ·assurée d'avance, y compris avec la voix de Trotski. Le destin de Staline ne se jouait pas, il était déjà joué. Trotski ne pouvait pas voter au Comité central autrement qu'au Politburo, et il était pou.r le maintien de Staline au secrétariat. D'ailleurs Bajanov ne dit pas que Trotski BibliotecaGino Bianco Lh' CONTRAT SOCIAL se soit prononcé contre : il lui prête tout au plus un <<immense mépris par mines et par gestes». M. Merlon supprime les mines et les gestes, qui rendent la scène par trop invraisemblable, et il spécule sur l'« immense mépris» comme si c'était l'équivalent d'un vote hostile. Il n'y a rien, ni dans les statuts, ni dans la pratique du Parti, qui permette de tenir compte d'un air méprisant comme d'un vote négatif, à supposer qu'on prenne au sérieux un témoin de l'espèce Bajanov. Mais au surplus l'air méprisant de Trotski était son air naturel. Trotski avait presque toujours l'air méprisant, ou plutôt l'air renfrogné, tantôt parce que la plupart des gens l'ennuyaient, tantôt à cause du mal dont il souffrait. A la séance du Comité central de mai 1924, il pouvait avoir une nuance de mépris supplémentaire sur son visage, sachant d'avance quelle comédie allait se jouer conformément au scénario établi au Politburo. Mais de cette comédie, il était un des participants, muet et peut-être méprisant, mais nécessairement consentant. ~ Car il tenait Staline pour « a brave man and a sincere revolutionist », pour <<l'homme le plus éminent de notre parti, le militant le plus important » sans lequel « on ne saurait constituer le Politburo ». M. Merlon ne s'est pas risqué à citer la phrase : <<Les membres du Comité central, gênés, gardaient le silence», ni celle qui constate que la «mimique» de Trotski <<demeura inopérante». Et pour cause : tout était réglé d'avance, rompre le silence n'aurait servi qu'à s'exposer aux représailles, et aucune miII?,ique imaginable ne pouvait être opérante. Il reste que Trotski s'est conformé à l'attitude de ses collègues, et pas seulement en 1924, l'année suivante aussi, comme l'a souligné Staline. Quand une nouvelle opposition se dresse, à l'instigation de Zinoviev et de Kamenev en 1925, Trotski demeure un certain temps sur une prudente réserve, puis il incline plutôt du côté de Staline. Ce qui est fort naturel puisque Zinoviev et Kamenev voulaient l'exclure du Parti, le livrer au Guépéou, après Les Leçons d'Octobre publiées l'année précédente.<< Ils exigeaient du sang», dira au XIVe Congrès Staline qui s'était opposé à leurs desseins. «Ils me tueront », m'avait dit Trotski quand je lui fis mes adieux en janvier 1925, faisant allusion à Zinoviev et Cie plutôt qu'à Staline. Il ne se mêla pas aux débats du XIVe Congrès en décembre 1925, mais il n'allait pas rester indéfiniment isolé, contemplatif, et l'on s'attendait à le voir conclure un compromis avec Staline, pour les raisons mentionnées plus haut et pour diverses autres qu'il serait trop long d'exposer ici. De son côté, Staline lui faisait des avances, d'où les rumeurs dont parle Trotski dans ses mémoires et auxquelles Valentinov fait écho. Dans l'Internationale, tous les opposants exclus par Zinoviev escomptaient un rapprochement entre Trotski et Staline. A la stupéfaction générale, ce fut le contraire qui eut lieu en 1926, le <<bloc trotsko-zinoviéviste ». Sur ce point, il y a une explication ·véridique d' AntonovOvséienko citée dans mon livre sur Staline et extraite d'une lettre à Trotski : <<Je sais que vous vous apprêtiez à intervenir au Congrès [le XIVe] contre Zinoviev-Kamenev. J'ai regretté et déplore profondément que l'impatience et la myopie de nos amis de fraction vous aient incité, non sans résistance de votre part, à renoncer à cette intervention déjà décidée ... » (p. 388 de l'éd. fr., p. 41-5. de l'éd. am.). Ce n'est pas ici le lieu d'éclairer l'étrangé péripétie, le «tournant» que- fut l'alliance des trotskistes et des z~oviévistes. Toujours est-il qu'après une session du Comité central en avril 1926, le « bloc de l'opposition» se réalisa et qu'ensuite seulement se posa pour Trotski, d'une façon précise et pratique, la _question du changement de secrétaire général.

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