Le Contrat Social - anno IV - n. 3 - maggio 1960

R. PIPES thèses, c'est que le nouvel État ne saurait durer. S'il est vrai que Lénine s'est trompé lui aussi en se portant à l'autre extrême, au point de nier complètement l'utilité des fonctionnaires qualifiés (« En régime socialiste, chacun administrera à tour de rôle et l'on ne tardera pas à s'accoutumer à ce que personne n'administre» 23 ), il était certainement plus près de la vérité que Weber, lequel voyait dans l'existence d'un corps de fonctionnaires la clef de voûte de n'importe quel édifice politique. Quoi qu'il en soit, Lénine a réussi à fonder un État viable avec des intellectuels et des conspirateurs professionnels - ces cc littérateurs » auxquels Weber témoignait tant de mépris ~ dépourvus de toute expérience administrative. Et, contrairement à l'attente de Weber, l'État soviétique a survécu, sans pour cela retomber dans les griffes de la vieille bureaucratie tsariste. Certes, ce serait une erreur de se prononcer sur la théorie de l'État moderne chez Weber en se bornant à étudier ses travaux sur la Russie. Mais il ne fait aucun doute que dans ce cas précis sa théorie l'ait égaré. Sa définition de l'État comme « entreprise » fonctionnant à la manière d'une usine le conduit à surestimer largement l'importance des aspects techniques du gouvernement : appareil administratif, formation et expérience bureaucratiques, appuis financiers. En même temps, il sous-estime ou fait même entièrement abstraction des caractères de l'État qui n'ont aucun équivalent dans la structure de l'entreprise rationnellement organisée : tradition, idéologie, opinion publique, psychologie des masses. Weber se laisse même fasciner par les aspects techniques de la fonction gouvernementale au point de nier toute possibilité de révolution au :xxe siècle, voire de mettre en question la possibilité de réaliser un système véritablement démocratique. Mais indépendamment de la question de fond - la valeur, en dernière analyse, de la théorie politique de We~er, -. il convie~t ~e s~ _demander jusqu'à quel pomt il est fonde a utiliser, pour analyser les évén~~~nts s~rvenant , au_ jo~ le jour dans une societe au riche passe histonque, des concepts tirés de l'expérience d'autres sociétés. Le nœud de la question est sans doute que la Russie, pour Weber, n'a pas d'histoire politique, qu'elle est tabula rasa. D'où la possibilité de tracer son avenir politique, avec une précision suffisante, en partant de certains critères rationnels et en établissant des parallèles avec d'autres nations historiquement plus cc avancées ». · Ce raisonnement est à la source de la méconnaissance totale et autrement inexplicable du patrimoine politique russe et _del'espo~r, sans fon~ement aucun, que la Russie pourrait donner naissance à une civilisation entièrement nouvelle, cc sur un terrain vierge». Or, traiter la Russi~ comme ~i elle était née au xxe siècle est profondement anahistorique : une telle position présuppose l'exis23. Œuvres de Lénine, 3e éd., XXI, p. 452; cité par E.H. Carr: The Bolshevik Revolution, I, New York 1951, P• 243. Biblioteca Gino Bianco · 153 tence de critères universels, valables pour toute communauté « civilisée » (représentée en l' occurrence par le type idéal de la civilisation européenne occidentale du xrxe siècle) ; elle ne tient aucun compte de l'expérience historique qui fonde la relativité de concepts tels que celui de « civilisation». En réalité, la Russie a derrière elle, sans solution de continuité, près de cinq siècles d' organisation étatique, siècles au long desquels elle a donné forme sur le plan politique, en dépit de fréquents changements de structure, à des manières de penser ou d'être et à des institutions qui lui sont propres et qui appellent l'étude la plus attentive, si imparfaites qu'elles puissent paraître à un observateur occidental contemporain. L'attitude de Weber envers le passé de la Russie présente bien des affinités avec l'historiographie «philosophique» si répandue en Europe jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, c'est-à-dire jusqu'à ce que certains penseurs aient entrevu, en partie sous l'effet produit par la Révolution française, les insuffisances de la méthode « philosophique >> commè instrument d'analyse sociale et aient élaboré les méthodes de l'historicisme moderne. En effet, quelle est au fond la différence entre la témérité d'un Weber, qui n'hésite pas à plaquer sur la réalité russe des modèles tirés de l'histoire occidentale, celle de l'Allemagne en particulier, et la désinvolture avec laquelle un Diderot, un Voltaire prodiguent aux souverains russes leurs conseils, eux qui ont tout étudié, sauf la Russie ? En quoi la croyance initiale de Weber dans les potentialités culturelles illimitées de la Russie diffère-t-elle des espoirs entretenus par maints philosophes du XVIIIe siècle, et notamment Leibniz ? Ils estimaient eux aussi que la Russie et d'autres nations non occidentales, comme elle « partant de rien », pourraient donner naissance à une société plus rationnelle. Derrière ces deux attitudes se retrouve le même concept statique de l'histoire, la même méthode déductive, la même indifférence à l'égard des traditions particulières doublée d'un même attachement aux valeurs universelles, la même tendance à mesurer le progrès selon des critères rationnels. Rétrospectivement, il est manifeste que Weber aurait opéré en terrain plus sûr s'il avait fait un effort sérieux pour s'initier à l'histoire et au patrimoine politique de la Russie et s'il en avait tiré le cadre analytique dont il avait besoin pour ses travaux. Cela l'aurait amené, en particulier, à prêter moins d'attention au rôle politique de la bureaucratie et à en accorder davantage à l'intelligentsia. Les catégories utilisées en vue de l'analyse des faits concernant une nation donnée doivent dériver en premier lieu de la propre histoire intérieure de cette nation. Toute autre méthode, si élevés que soient les principes qui l'inspirent, tend à imposer aux événements un moule qui leur est étranger, et par suite à les déformer. Chaque fois que Weber étudie les événements l'esprit ouvert, dépêtré de postulats rigides, quelle

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