revue ln"storiqueet critique Jes f ails et Jes iJées MAI 1960 - bimestrielle - Vol. IV, N° 3 B. SOUVARINE .......... . PAUL IGNOTUS ......... . THÉODORE RUYSSEN .. . LÉON EMERY ........... . RICHARD PIPES. ........ . La quintessence du marxisme-léninisme La Hongrie trois ans après Les chances du fédéralisme Perspectives du socialisme démocratique Max Weber et la Russie (Il) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE W. GRIFFITH . . . .. . . . . . . . . B. AUMONT ............. . J. RUEHLE ............... . Situation du révisionnisme France et URSS : économies comparées Le théâtre soviétique (11) DÉBATS ET RECHERCHES LÉO MOULIN ........... . Origines des techniques électorales QUELQUES LWRES RICHARD L. W ALKER : Regards sur la Chine Comptesrendus par SYLVAIN MEYER, B. LAZITCH, LÉON EMERY POINTS D'HISTOIRE RÉCENTE Staline et Trotski Perles d'Occident INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco
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k COMSMlXYl renie /1i.1tr-rir:11f' t>f rritiq11e dt·s /t1its el 1/e.r itlùs MAI 1960 VOL. IV, N · 3 SOMMAIRE Page B. Souvarine......... LA QUINTESSENCE DU MARXISME-LÉNINISME . 129 Paul lgnotus . . . . . . . . . LA HONGRIE TROIS ANS APRÈS................ 132 Théodore Ruyssen . . . . LES CHANCES DU FÉDÉRALISME . . . . . . . . . . . . . . . 137 Léon Emery.......... PERSPECTIVESDU SOCIALISME DÉMOCRATIQUE 143 Richard Pipes . . . . . . . . MAX WEBER ET LA RUSSIE (11).................. 147 L'Expé1·ience communiste W.. Griffith........... SITUATION DU RÉVISIONNISME................ i 55 B. Aumont . . . . . . . . . . . FRANCE ET URSS : ÉCONOMIES COtv1PARÉES.. 161 J. Ruehle............. LE THÉATRE SOVIÉTIQUE (11)............... ... . . 165 Débats et recherches Léo Moulin . . . . . . . . . . OKIGINES DES TECHNIQUES ÉLECTORALES . . . 172 Quelques livres Richard L. \'Val ker . . . REGARDS SUR LA CHINE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179 Sylvain Meyer . . . . . . . . TEXTES PHILOSOPHIQUECSHOISIS, de N. DOBROLIOUBOV 183 Bran ko Lazitch . . . . . . . HISTOIREDE L'AMITIÉS/NO.SOVIÉTIQUE, de PYN MINE . . . 184 L'OURSDANS LA BERGERIE., de M. LUB~ANO-LAVADERA . 185 Léon Emery. . . . . . . . . . HISTOIRE DES DOCTRINES SOCIALES DANS LI! MONDE MODERNE, de GEORGES LEFRANC . . . . . . . . . . . . . . . . 185 Points d'histoire récente STALINE ET TROTSKI • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • t • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 186 Perles d'Occident. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . · 189 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco-
, OUVRAGES RECENTS DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. /. - De Montesquieu d Robespierre T. Il. - De Babeuf d Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte d Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery : Options philosophiques Lyon, Les Cahiers libres, 37, rue du Pensionnat. Raymond Aron : La Société industrielle et la guerre Paris, Librairie Pion. 1959. Denis de Rougemont : L' Aventure occidentale de l'homme Paris, Éditions Albin Michel. 1958. Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. A. Rossi : Autopsie du stalinisme Postface de D. de Rougemont Paris, Éditions Pierre Horay. 1957. Branko Lazitch : Tito et la Révolution yougoslave ( /937-1956) Paris, Fasquelle. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ~VOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-LÉNINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. Paul Sarton : L'Institution concentrationnaire en Russie (1930-1957) Paris, Li brai rie Pion. 1959. -- ._ - -- Biblioteca Gino Bianco -----~ ,. 1 1 1
rev11e liistorÎ'Jue et critique Je1 faits et Je1 iJl~s Mai 1960 Vol. IV, NO 3 LA Q!llNTESSENCE DU MARXISME-LÉNINISME par B. Souvarine TOUT A ÉTÉ DIT, mais en vain semble-t-il, sur les difficultés de vocabulaire, le retard du langage par rapport aux réalités changeantes, voire l'impossibilité d'exprimer des notions nouvelles autrement qu'en termes anachroniques. Les incoii;vénients, . l~n_i!tésen matière scientifique réservee à ~~s irutl~s, ~.ont particulièrement fâcheux en pohtiq~e ou n unporte qui se mêle de n'importe, q~~>l,et surtout en démocratie mal comprise ou 1 ignorance du plus grand nombre l'emporte sur le savoir ré~l de quelques-uns. On doit le constater une fois de plus, et avec une inquiétude croiss~te, q~.d l'usage courant .de mots ,comme marxisme,, le~- nisme commurusme, prevalant sur des denomtnatio~s moins trompeuses, i~du~ten erreur fun_es!e jusqu'aux hommes d'État qui orientent la destinee des peuples. De toute évidence, le « marxisme-léninisme » dont se réclament les successeurs de Staline et· leurs partenaires chinois prend au .dépourvu les démocraties occidentales où dominent des idées fausses et des vues périmées sur les deux ismes de l'étiquette. L'Hamlet .européen de · Valéry tenant le ~râne ~e Kant sait ~ue « ~ant genuit Hegel, qui genutt ~arx,. qut ge_nut.t.. :> ajoutons Lénine, qui genutt Staline, qui genutt Khrouchtchev pour aboutir, autant qu'on sache, à un Kozlov quelconque. Mais Kant remont~ à Leibniz, qui remonte à Descartes, pour ~ en détacher et faute de discerner ·des solut1<?ns de conthluité dans cette filiation plus ou mo~ns légitime, on risque de .to~t ~onfondre et de ne r1~n comprendre. Pour qui s avere capable de, c~ discernement le marxisme est une chose, d ailleurs complexe 'et variable, le léninisme en est une Biblioteca Gino Biancoautre, plus simple, et le « inarxisme-léninisme » une troisième qui contraste avec les précédentes par des différences profondes malgré les similitudes verbales. Nourris de philosophie allemande, d'économie politique anglaise et de socialisme français, Marx et Engels furent des représentants typiques de la culture occidentale de leur époque où se côtoient les courants majeurs de la tradition et de la révolution. Ce qu'ils ont assimilé de leurs maîtres et devanciers du demi-siècle précédant la révolution de 1848, on n'en finit pas de le découvrir, soit dit sans arrière-pensée péjorative. L'athéisme ni le matérialisme ne leur appartiennent en propre, non plus que les multiples théories (valeur, plus-value, concentration capitaliste, déterminisme économique, paupérisation des masses, lutte de classes, dictature du prolétariat, etc.) que d'aucuns leur font grief tantôt d'avoir conçues, tantôt d'avoir empruntées sans indiquer les sources 1 • L'athéisme, aux acceptions si diverses depuis l'antiquité, « marque de force , d'esprit, mais jusqu'à un certain degré seulement» notait Pascal, ne date pas précisément du Manifeste communiste. Le matérialisme qui se prétend à la fois historique et dialectique contient surtout une forte dose d'idéalisme, n'en déplaise à ses adeptes comme à leurs critiques. Le socialisme pseudo-scientifique opposé aux utopies des précurseurs. s'avère non. moin~ utopique dans la I. Cf. notre Introduction à Deux manifestes, résumant les observations de V. Tcherkezov, Ch. And.Ier, M. Dommanget et G. Sorel sur les sources nombreuses du marxisme, in Contrat social, vol. I, n° 3 (juillet 1957).
130 version savante du marxisme que dans les anticipations humanitaires précédentes. Une nombreuse descendance spirituelle en découle, mais Jaurès sera marxiste d'un autre genre que Lénine. Issu du populisme vernaculaire qu'il désavouera sans se défaire d'un terrorisme implicite, Lénine a certes adopté passionnément le marxisme en tant que discipline intellectuelle, ses doct_es~ravaux comme Le Développement du capitalisme en Russie (1899) l'attestent. Mais d'autres influences ou parentés le marquent d'une empreinte indélébile, celles de Tchernychevski et de Tkatchev entre autres, qui s'affirmeront quand l'homme d'action prendra le pas sur l'homme d'étude. Sa volonté de puissance, son tempérament de chef, sa vocation lui inspirent des concepts qui révèlent une personnalité originale de plus en plus indépendante du marxisme traditionnel et dont certain~ traits spécifiquement russes motivent à juste titre ce qu'a dit Gorki de Lénine comme «type national» et ce qu'a écrit le général Broussilov dans ses Mémoires : «Beaucoup de ceux qu'on qualifie chez nous de grands hommes étaient des bolchéviks par leurs méthodes de gouvernement et leur façon d'agir : Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Pougatchev.» Il n'est pas fortuit que Lénine lui-même se soit référé au tsar occidentaliste pour légitimer sa politique; ni que l'épithète de «bolchéviks» se soit vite imposée pour différencier Lénine et ses disciples des autres marxistes qui, à leur tour, ont forgé le terme de «léninisme» caractérisant les opinions et le comportement de leurs frères ennemis. La théorie et la pratique léninistes des cc révolutionnaires professionnels » n'ont déjà rien de commun avec le marxisme et d'ailleurs produiront Staline et ses conséquences. La cc dictature du prolétariat » dont Marx avait trouvé le germe dans Blanqui, et si nocive qu'en puisse être l'idée première inapplicable sans terreur, n'a rien de commun non plus avec la dictature d'un parti unique, encore moins d'une cc oligarchie» incarnée, selon l'aveu de Lénine, par son comité central. Dès 1904, Trotski avait prévu que la dictature du prolétariat serait une cc dictature sur le prolétariat » et avait prédit avec Plékhanov qu'en fin de compte elle aboutirait à concentrer tous les pouvoirs en un dictateur exclusif. La même année, Véra Zassoulitch lisait dans l'esprit de Lénine cc l'idée de Louis XIV : L'État, c'est moi», le Parti étant l'État, ce qui devait se réaliser concrètement sous le régime soviétique. Ces critiques venaient de marxistes authentiques, comme celles de Rosa Luxembourg réprouvant le centralisme bureaucratique de Lénine en matiè~e d'~rganisation et sa prétention de s'ériger en cc Jacobin du prolétariat ». Pour Lénine, il s'agissait de «grouper un cercle clandestin de dirigeants et de mettre en mouvement la plus grande masse possible», car la doctrine doit être fournie par les intellectuels appelés à inoculer au peuple le cc bacille révolutionnaire ». Il était seul à professer un marxisme de cette sorte. BibliotecaGino Bianco Lli CONTRAT SOCJAL S'il a puisé dans Marx pour en faire un dogme abstrait l'idée sommaire du dépérissement de l'État sous le socialisme, cela ne l'a pas empêché de léguer à ses épigones le plus monstrueux des États exerçant le pire des absolutismes. A sa mort, rien ne subsistait du programme plus ou moins marxiste d'Octobre dont la pratique soviétique était devenue l'antithèse. On est par conséquent fondé à distinguer le léninisme du marxisme, envers et contre « Maximilien Lénine» qui se croyait destiné à accomplir la loi, non à l'abolir. Si Lénine, féru de marxisme livresque, ne voulait pas entendre parler de léninisme, Staline au contraire jugea expédient de s'en réclamer et fit du «marxisme-léninisme» l'idéologie officielle, coûteuse et obligatoire, de son despotisme. Or il n'y restait que des formules sans rapport avec leur contenu initial, appliquées à rebours. Pour conserver le pouvoir, les bolchéviks avaient perdu leur raison d'être. Pour s'y maintenir et se faire à tout prix une place dans l'histoire: Staline dut prendre par empirisme le contre-pied de tout ce qui caractérise le socialisme et le communisme classiques. Inculte et dépourvu de sens moral, incapable. de s'élever au niveau de ses maîtres à penser, n'ayant retenu de l'expérience gouvernementale que la technique policière d'intimidation et de domination, ne sachant qu'user de terrorisme pour résoudre les problèmes insolubles du « socialisme dans un seul pays », il en vint à accumuler mensonge sur mensonge et crime sur crime, élaborant un système de pratiques étrangères au marxisme comme au léninisme et qui mérite un nom distinctif, celui de stalinisme. Sans doute Lénine avait-il envisagé sur le tard une perspective d'instaurer le socialisme cc dans un seul pays », en contradiction avec son enseignement de toujours ; mais il l'entendait par la persuasion dans une large mesure, par une patiente évolution, par les voies de la cc coopération » volontaire et d'une «nouvelle politique économique » relativement souple et libérale, adoptée cc sérieusement et pour longtemps». Sans doute fut-il coupable d'avoir théorisé la dictature comme cc un pouvoir qui s'appuie directement sur la violence et n'est lié par aucune ,loi», d'avoir prescrit d'imiter le capitalisme d'Etat allemand sans «épargner les procédés dictatoriaux pour accélérer cette imitation .encore plus que Pierre [le Grand]. n'a activé l'imitation de l'occidentalisme par la Russie barbare, sans nous arrêter · devant les moyens barbares pour combattre la barbarie» 2 • De telles paroles impliquent une responsabilité indéniable dans ce qui a suivi, sous Staline. Mais on ne saurait les interpréter correctement hors des circonstances de guerre civile où Lénine les a prononcées, ni sans tenir 2. Lénine paraphrasait ams1 une expression d'Engels appliquée au passé, non applicable au présent ni à l'avenir. Citée par B. Souvarine : Staline. Aperçu historique du bolchévisme, Paris, Plon, 1935.
B. SOUVARINE compte des écrits plus rassis de sa dernière année, ni supposer leur auteur capable de commettre les trop célèbres atrocités qui, après lui, ont déshonoré son œuvre. Entre le léninisme qui s'estompe et le stalinisme qui s'affirme, une différence de nature se dessine bientôt, malgré la continuité des formes apparentes, et elle finit par primer les analogies superficielles. On trouve dans Lénine bien des vues étroites et des simplifications dangereuses, mêlées à son marxisme élémentaire avec des certitudes tranchantes, des partis pris opiniâtres qui ont coûté cher en vies humaines - et ses héritiers retiendront fatalement la lettre qui tue, non l'esprit qui vivifie. Mais de Lénine en Staline apparaît un contraste essentiel : Lénine se trompe ou s'illusionne, il ne ment pas, du moins pas sciemment quant à ses principes ; Staline ne fait que mentir et tromper, de l'alpha à l'oméga, allant jusqu'à se convaincre lui-même de ses impostures. Sur le plan personnel, il arrive à Lénine de se montrer cynique dans les petites choses, pas dans les grandes. Alors que la félonie de Staline est une règle de conduite absolue sur tous les plans, du plus bas au plus haut. Le mensonge intrinsèque et systématique est l'âme du stalinisme, le critère qui trace une ligne de démarcation .prévenant toute confusion avec le léninisme 3 • On ne voit pas Lénine, par exemple, falsifiant une statistique, effaçant ou modifiant une date historique, supprimant dans une encyclopédie le nom d'un contradicteur politique. Staline se permet tout cela, fort de l'épouvante qu'il inspire par l'emploi illimité de la torture et de la peine de mort. Lénine avait la probité de reconnaître : « Les bases du socialisme n'existent pas chez nous. Les communistes qui imaginent qu'elles existent commettent la pire des fautes»; il prévoyait d'avancer «infiniment plus lentement que nous ne l'avions rêvé». Staline décrétera la réalisation achevée du socialisme en pleine évidence d'une inégalité des classes plus injuste et choquante que jamais, alors que l'exploitation de l'homme par l'homme sévit plus cruellement chez lui que partout ailleurs. Lénine dénonçait la « vantardise communiste», les « mensonges communistes», et souvent avouait les «erreurs», les «sottises» que lui et ses proches avaient commises. Staline a osé vanter «la vie meilleure, la vie joyeuse» au comble de la misère matérielle et de la détresse morale infligées par l'industrialisation à outrance et la collectivisation forcée aux sujets soviétiques accablés sous la terreur, en même temps qu'il se proclamait infaillible. Lénine n'idéalisait pas en bloc ses partisans dont 3. Un autre critère, mais qui tient également au mensonge, serait le chauvinisme délirant insufflé aux populations soviétiques par Staline et entretenu par la « direction collective » actuelle. Il y a là un signe de rupture totale avec toutes les variétés connues de socialisme et de communisme, de Marx à Lénine, et une parenté manifeste aveç l~ « national-sotj~- lisme » d'Hitler. BibliotecaGino Bianco131 il souligna maintes fois les faiblesses, il les inci~ait à prendre modèle sur la culture bourgeoise, « très supérieure à la nôtre», s'efforçant de les éduquer, les stimulant de ses conseils, partageant les responsabilités avec son entourage. A l'inverse, Staline avilit et démoralisa ses subordonnés, les fit périr en grand nombre, dressa les survivants corrompus à le flatter sans mesure, à le déifier sans vergogne. Là où Lénine ne craint pas de parler franchement de dictature, Staline exalte avec cynisme sa «constitution la plus démocratique du monde ». Même les crimes inqualifiables de l'époque stalinienne qui provoquent l'horreur et le dégoût, même les fameuses épurations aussi sanglantes qu'arbitraires, les hideux procès en sorcellerie, l'assassinat des compagnons de Lénine, le massacre des paysans, les déportations en masse sont des crimes au service du mensonge, le mensonge du «génial» Staline, du « plus grand des chefs de tous les temps et de tous les peuples » comme l'a glorifié Kirov, un de ses apologistes les plus serviles. La quintessence du stalinisme, c'est le mensonge. Et le « marxisme-léninisme » que . revendiquent de nos jours les héritiers de Staline, ses complices, n'est autre que le stalinisme qui ne veut pas dire son nom véritable. Un stalinisme purgé du «culte de la personnalité » paranoïaque de Staline auquel Khrouchtchev et consorts substituent le culte abject de Lénine, mais toujours un stalinisme où subsiste le mensonge fondamental. La nouvelle Histoire du Parti qui tient lieu de catéchisme aux communistes des deux mondes est aussi mensongère que le Précis dicté par Staline et tombé en désuétude, avec des variantes éhontées, des falsifications encore plus criantes à certains égards. Les nouveaux manuels d'histoire générale publiés à Moscou, non moins tendancieux, inculquent aux millions d'écoliers et d'étudiants soviétiques le dénigrement et la calomnie envers tout ce qui semble non conformiste. Les récentes Encyclopédies soviétiques retranchent de leurs pages la biographie des hommes ayant cessé de plaire, eussent-ils figuré en éminence dans les éditions antérieures. Toutes les populations soumises au credo du marxismeléninisme sont tenues de mentir, utilement ou non, sous Khrouchtchev comme sous Staline. Une infinité de mensonges s'ordonnent ainsi autour du mensonge central, celui de la « construction» (sic) du socialisme préliminaire à celle du communisme. Il n'est donc pas fortuit qu'à Paris, en mars dernier, Khrouchtchev se soit effrontément déclaré solidaire de Staline dans le suprême mensonge associé au crime suprême, l'accord avec Hitler conclu en invoquant la paix, au vrai pour provoquer le cauchemar de la guerre mondiale. Cette solidarité tout récemment réitérée confirmerait, s'il en était besoin, l'identification du stalinisme au «marxisme-léninisme », B. Soçv ARINE!
LA HONGRIE TROIS ANS APRÈS par Paul Ignotus PLUSDETROISANSaprès l'écrasement de la révolution, le fossé entre le régime imposé par les Russes et la masse de la population hongroise est toujours aussi large. Il est cependant une chose que les Hongrois voient du même œil que leurs gouvernants : tous aimeraient que la vie redevienne « normale ». Le gouvernement semble hanté par le souvenir du soulèvement et n'épargne aucun effort pour prévenir une renaissance de l'esprit de 1956, oscillant entre une tactique d'indulgence et la répression administrative. La population est tout simplement lasse d'événements dramatiques, déçue dans ses espérances et indifférente à l'égard de la politique. Son principal souci est désormais de gagner sa vie et de jouir des modestes plaisirs offerts par le retour à une existence relativement calme. Cette soif de tranquillité se reflète dans les principales réalisations du régime. Toute la main-d' œuvre disponible a été concentrée pour reconstruire Budapest et effacer les traces des combats de la « contre-révolution ». Les observateurs étrangers sont frappés par l'ordre et la propreté de la ville, du moins de ses quartiers du centre. L'un des grands bâtiments reconstruits et entretenus avec soin est l'ancienne caserne Kilian, forteresse des combattants de la liberté qui avaient à leur tête Paul Maleter, exécuté depuis. Bien qu'elle ait servi de caserne depuis toujours, on l'a maintenant convertie en un immeuble d'habitation. Progrès vers l'inégalité LES CONDITIONdSe vie sont indiscutablement meilleures, bien que le degré d'amélioration soit difficile à évaluer. Les statistiques, si elles ne sont pas complètement truquées, sont tellement manipulées pour les besoins de la propagande qu'il est impossible de s'y fier. Certaines affirmaBiblioteca Gino Bianco tions du régime ont été énumérées en décembre dernier par Odon Kishazi, ministre du Travail, dans un discours où il résumait les réalisations de 1959 : Les salaires réels (...) atteignent à la fin de 1959 et dans certains cas même dépassent le montant prévu pour la fin du plan triennal en 1960... Les salaires nominaux ont augmenté de 2 à 3 %. Les heures de travail de quelque 30.000 travailleurs ont été réduites 1 • Le ministre a reconnu qu'une augmentation de 2 à 3 % ne signifiait pas grand-chose étant donné le bas niveau des salaires. Il déclara qu'il existait d'autres facteurs qui amélioraient les conditions de vie, mais ne précisa pas lesquels. En tout cas, les prix n'ont pas été réduits. Tous ceux qui circulent dans le pays sont cependant unanimes à reconnaître que la situation matérielle s'améliore quelque peu depuis la consolidation du régime. Dans les villes, le choix des marchandises exposées dans les vitrines est relativement plus grand (bien que le plus souvent la qualité soit très mauvaise) et les restaurants, cafés et cinémas sont très fréquentés. On donne à la population toutes possibilités de se détendre. Les fêtes de Noël en particulier fournirent l'occasion de prouver que la vie normale était enfin revenue, comme en témoignaient à la fois l'atmosphère émotionnelle - non marxiste - et la fièvre saisonnière du commerce. Les tentatives de· minimiser l'importance de Noël en tant que fête religieuse ont été abandonnées et Gyula Kallai, vice-président du conseil des ministres, alla jusqu'à célébrer « notre Noël» sous un gros titre dans un article où il combinait citations de l'Évangile et données commerciales dans le genre de celles-ci : Cette année, le samedi et le dimanche avant Noë), le chiffre d'affaires des magasins de Budapest a dépassé 1.. Nepszava, 25 déc. 1959.
P. IGNOTUS de 14,9 % celui de l'année dernière. A Gyor, l'augmentation a été de 25,8 % ; à Debrecen de 21; à Pecs de 23,4; à Szeged de 51,4 % 2 • D'autres améliorations sont promises pour 1960, sur la base du plan quinquennal adopté au vue congrès du P.C. (tenu à Budapest du 30 novembre au 5 décembre derniers). Le plan fixe des objectifs plus raisonnables que les précédents; le régime est sans doute aujourd'hui plus sensible au sentiment populaire et a conscience des erreurs de la planification à outrance. Il se souvient des résultats désastreux des objectifs économiques trop ambitieux du règne de Rakosi et de Gero. . Le nouveau plan peut être couronné de plus de succès en vertu même de sa prudence. Cependant l'analyse révèle qu'il tend nettement à négliger les intérêts de l'ouvrier et du consommateur moyen au profit de ceux qui servent le mieux le régime. Par exemple, dans un article présentant le plan au grand public, l'hebdomadaire économique du gouvernement déclare : Selon les principes directeurs, le revenu réel par tête des ouvriers et des employés doit augmenter d'au moins 26-29 % (...) et le revenu réel du paysannat dans les mêmes proportions 3 • Toutefois, . après quelques affirmations fort vagues et embrouillées concernant l'amélioration progressive des revenus dans les sept prochaines années, l'auteur poursuit : L'augmentation continue des salaires doit être assortie d'un système de rémunération offrant plus d'encouragements... Les principes adoptés ne visent pas· à augmenter plus rapidement les bas salaires ... C'est le travail qui exige de plus hautes qualifications, plus de responsabilités (...) qui doit être mieux rétribué. Il ressort également de cet article qu'il ne faut pas s'attendre à des réductions de prix substantielles. L'amélioration des conditions de vie - dans la mesure où elle sera réalisée - ne fera qu'accentuer l'inégalité, élargissant le fossé entre les éléments les plus pauvres et les couches les plus favorisées. La collectivisation, épée de Damoclès D'UN POINT DE VUE strictement financier, les conditions à la campagne sont pour l'instant meilleures qu'avant la révolution; comme l'ancien système de livraisons obligatoires n'a pas encore été réintroduit, les petits paysans vivent bien. Ils mangent leurs poulets et dépensent librement les bénéfices de la vente - cela non pas en dépit d'un sentiment d'insécurité mais bien plutôt à cause de ce sentiment. 2. Nepszabadsag, quotidien officiel du Parti, 2s déc. 1959. 3. Figy_elo, 17 nov. 1959. Biblioteca Gino Bianco133 Que l'intense campagne de collectivisation, suspendue au début de 1959, soit reprise à outrance plus tard est considéré comme inévitable et attendu avec terreur. Au commencement de 1958, 13 % des terres arables appartenaient aux fermes d'Etat et I 3 % aux kolkhozes. En été, la part des kolkhozes était passée à environ 33 %, laissant aux paysans environ 54 %-A la fin de 1958, l'équilibre avait changé : les secteurs collectif et d'État réunis constituaient 55 ,8 °/o des terres dans les derniers jours de décembre, pour s'élever à 70 % à la mi-février 1959. L'annonce, en février, d'un ralentissement dans la campagne de collectivisation fut sans doute motivée en partie par le manque de matériel agricole et par le besoin de s'assurer la coopération des paysans lors des semailles de printemps. Mais il ne s'agit là;que d'un répit. En décembre, au congrès du Parti où les problèmes de l'agriculture étaient au centre des débats, l'achèvement de la collectivisation fut désignée par Kadar luimême comme la « tâche décisive ». Et l'on continue de rapporter que les communistes exercent une dure pression sur les petits paysans. Il en est résulté un exode accru des campagnes vers les villes - à peu près l'unique forme de résistance possible, - phénomène assez sérieux pour avoir nécessité une intervention des autorités dans certaines régions. La méthode adoptée pour réaliser la collectivisation est la « persuasion pacifique », prétendument distincte de la coercition violente employée par le régime Rakosi qu'on dénonce aujourd'hui encore comme ayant été « sans contact avec les masses ». La violence « pacifique » de 1959 a été sans doute moins spectaculaire que celle de 1949-52. Elle n'en a pas moins été assez effrayante. Les troupes de choc du Parti faisaient par surprise des descentes au village, d'habitude au crépuscule ; elles coupaient l'électricité, puis visitaient les fermes une à une; quiconque était surpris à traire sa vache à la lumière d'une bougie était accusé de risquer de mettre le feu à son étable et menacé de punition - à moins bien entendu qu'il ne fût prêt à entrer au kolkhoze. Malgré le caractère « pacifique » de cette méthode, beaucoup de paysans sortaient le visage en sang de ces discussions avec les activistes 4 • Des scènes de ce genre étaient fréquentes en 1958 en Transdanubie. Bien que les porte-parole du régime aient démenti plus d'une fois toute intention de réintroduire la coercition, ils ont assuré que « d'ici à 1965 le nombre de ceux qui vivront d'un salaire aura augmenté de 600.000 par rapport à 1958, à la suite du progrès de l'agriculture sur la voie de la collectivisation » 5 • Autant dire que l'on peut prévoir le nombre des conversions par persuasion. 4. Cf. ]roda/mi Ujsag, 15 oct. 1959. S· Figyelo, 17 nov. 1959.
134 Corruption généralisée LE PRINCIPALATOUTdu régime semble être que les citoyens, en particulier en matière économique, n'observent pas les règlements. Les autorités tolèrent avec nonchalance la corruption, afin que les choses continuent de marcher « normalement ». Si les données sur l'accroissement du chiffre d'affaires des magasins et des cafés sont exactes, ces dépenses ne concordent certainement pas avec l'augmentation beaucoup plus modeste des revenus légalement acquis. De quoi les gens vivent-ils ? « De ce qu'ils reçoivent de l'étranger et de ce qu'ils chapardent ))' déclarent les voyageurs. En effet, mises à part les deux élites grassement payées - intelligentsia professionnelle, depuis les chanteurs d'opéra jusqu'aux chirurgiens et directeurs d'usine, et haute bureaucratie des secrétaires du Parti, ministres et chefs de la Sécurité, - personne ne peut joindre les deux bouts sans être aidé par l'Occident capitaliste, ou sans profiter de la corruption. L'absence de « dogmatisme » du régime Kadar consiste en l'occurrence à placer à des postes de responsabilité des personnes précédemment étiquetées comme « gangsters typiquement bourgeois » et à les encourager à maintenir des liens commerciaux avec l'Occident. Dans les sovkhozes et les kolkhozes ainsi que dans les magasins et les usines, tout le monde est à l'affût de profits illégaux, par détournement, pillage, etc. De temps à autre on monte un procès destiné à prouver la nécessité de la vigilance envers la corruption 6 , mais la pl~part des gens n'hésitent pas à risquer l'arrestation. Les colis envoyés aux Hongrois par des parents résidant à l'étranger ont à un certain moment représenté une proportion considérable du revenu national ; mais le régime Kadar a adopté à leur égard une attitude de plus en plus rigide. Au début de 1957, toute assistance était la bien- ~enue, même l'aide indivi~uelle d'émigrés politiquement marqués aux pretendus « contre-révolutionn~es » d~131eurésen Hongrie. Plus tard, les envois de 1 etranger furent soumis à des droits de douane, bientôt portés à un taux presque prohibitif. Le but était d'obliger les parents vivant en Occident à avoir recours au canal officiel, grâce auquel le régime se procure des devises fo;tes. Suivant le plan I.K.K.A., chacun ~s~ ~utorisé à. payer comptant des quantités illimitées de biens sans paiement de droits de douane, mais à des prix qui permettent à l'État hongrois de détourner 60 à 80 % de la contrevaleur des marchandises. A la fin de l'année dernière, une campagne fut lancée contre les expéditeurs de colis de secours accusés d'être des agents impérialistes dont le buf est de dresser la population contre son gouvernement. En particulier Anna Kethly, social-démo6. Par ex., cf. « Surveillance inefficace. Détournement de plusie"n c~ntaines d~ milliers àe forints »1 ibid., 24 nov. 19s9. Biblioteca Gino Bianco Lfl CONTRAT SOCIAL crate bien connue et qui fut ministre d'État dans le gouvernement de coalition Nagy, se vit accusée de saper la démocratie populaire hongroise par de faux actes de charité 7 • Tout indique que les Hongrois ne se laissent pas entamer par cette propagande, bien qu'ils puissent craindre que les. destinataires ne soient portés sur la liste noire. 1848 et 1956 SURLE PLANPOLITIQUEl,a situation hongroise s'est consolidée et une nouvelle phase de plat conformisme a été inaugurée. Il a couru des bruits au sujet d'une lutte intestine entre les « centristes » d'une part, dirigés par Janos Kadar et Ferenc Muennich (respectivement secrétaire du Parti et président du Conseil) et, de l'autre, les << gauchistes )), comprenant Antal Apro (premier vice-président du Conseil) et Arpad Kiss (président de l'Office national de planification). Le dernier groupe aurait cherché à évincer le premier. Il est difficile de déceler quelles différences précises existaient entre eux puisque de toute façon c'était le Kremlin qui dictait la politique de « lutte simultanée contre le dogmatisme et le révisionnisme » (qui se ramenait en fait à la persécution des seuls « révisionnistes » puisque les dogmatistes, définis comme des champions de la politique de Rakosi, avaient depuis longtemps cessé de se manifester en public). La différence réelle entre les deux factions était peut-être seulement de degré : Kadar exécutait fidèlement les ordres de répression donnés par Moscou mais sans manifester grand plaisir à le faire, tandis qu' Apro et ses amis auraient été en faveur de la manière forte tout en soutenant la ligne « antidogmatique ». I Quoi qu'il en soit, Kadar semble avoir maintenant le dessus dans le Parti 8 • Sa position a été considérablement renforcée par les encouragements prodigués par Moscou et notamment par Khrouchtchev qui tint à assister en personne au congrès du Parti. Le but principal de Khrouchtchev n'était cependant pas de tendre une main secourable à Kadar; il s'agissait pour lui de démontrer la solidarité soviéto-hongroise dans la liquidation des événements dont la mention provoqua une violente colère de sa part lors de son séjour aux États-Unis. La tournée du premier ministre soviétique à Budapest commença au congrès du 7. « C'est ainsi qu'ils trahissent la patrie», in Nepszabadsag, 25 déc. 1959. 8. Certains changements intervenus dans le haut personnel gouvernemental depuis le congrès du Parti (annoncés notamment dans Nepszabadsag, 16 janv. 1960) l'attestent. Le plus important est la nomination de Gyula Kallai, considéré comme partisan de Kadar, au poste de premier viceprésident du Conseil, qui devient ainsi le successeur de fait du premier ministre Muennich, homme âgé.
P. IGNOTUS Parti le 1er décembre par un discours d'homme d'État, modéré et « coexistentialiste », dans lequel il trouva un mot aimable pour tous les dirigeants occidentaux, à l'exception du chancelier Adenauer. Mais le lendemain, parlant de façon moins officielle aux ouvriers de l'usine M.A.V.A.G., il se laissa aller à son penchant pour les déclarations inattendues et révéla qu'à l'époque du soulèvement hongrois l'opinion au Kremlin avait été divisée quant à l'opportunité de l'intervention. On s'en était toujours douté, mais l'aveu fut une surprise et l'on se demande ce qui a pu pousser Khroutchtchev à le faire. L'apologie de l'intervention soviétique qu'il avança fut en tout cas malavisée si elle prétendait gagner l'opi:.. nion hongroise : Camarades, à l'époque de la révolution de 1848, quand le peuple hongrois luttait pour sa libération nationale contre l'armée de l'empereur d'Autriche François-Joseph, le tsar russe Nicolas Jer n'hésita pas un instant à intervenir dans les affaires intérieures du peuple hongrois. Voyant que le trône de FrançoisJoseph était ébranlé, il envoya son armée pour écraser la révolution ... Comment nous, travailleurs de l'Union soviétique, dont les troupes étaient stationnées sur votre sol en vertu du pacte de Varsovie, aurions-nous pu tolérer l'anéantissement du pouvoir populaire 9 ? Tout ce qu'il ajouta au sujet du caractère fasciste et impérialiste de la « contre-révolution » hongroise ne fut qu'une répétition de slogans; mais par son parallèle impromptu entre 1956 et l'intervention de 1848-49, il apportait de l'eau au moulin de la « propagande de bouche à oreille » qui avait toujours laissé entendre que les impérialismes tsariste et bolchévique ne différaient pas de manière substantielle. La ligne de demain LE CONGRÈcSausa une grande déception à ceux qui avaient espéré l'annonce du retrait des troupes soviétiques. Kadar déclara qu'il n'en était pas question pour le moment et que les << troupes soviétiques resteraient en Hongrie tant que la situation internationale l'exigera » : la pilule fut amère. On apprenait en même temps que, même après l'évacuation, le système actuel d'administration, avec ses forces de sécurité renforcées et réorganisées, demeurerait inchangé 10 • Plus révélateur encore de la future ligne politique fut le discours du vice-premier ministre Kallai, « premier idéologue » de Hongrie. Tout en s'abstenant soigneusement d'attaquer les grandes puissances non communistes, il se montra dur à l'égard de l'Association des écrivains hongrois et du Cercle Petœfi à qui il reprocha leur responsabilité dans le déclenchement de la 9. Nepszabadsag, 3 déc. 1959. 10. Discours de Kadar du 30 nov., ibid., 1er déc. 1959. Biblioteca Gino Bianco 13S « contre-révolution » de 1956. Il se félicita de la coexistence pacifique, mais ajouta : · Pendant la période de coexistence pacifique, nous devons renforcer la lutte contre toute manifestation de l'idéologie bourgeoise ... Nous devons nous débarrasser de la pensée révisionniste de toutes les façons ... L'art et la littérature doivent s'imprégner de l'esprit de P ·11 aru ... L'essence de la politique adoptée au VIIe Congrès et appliquée depuis lors peut se résumer ainsi : courtoisie envers les étrangers, ménagement du vieux fonds conservateur traditionnel, mais intolérance implacable envers toute tendance à libéraliser le communisme dans le pays et lutte contre les intellectuels « révisionnistes » tenus pour responsables de ces tendances dans le passé. Nouveaux palliatifs LA RÉACTIONde la population aux récents développements est faite de mépris et de haine pour le régime; mais aussi d'apathie mêlée, autant que possible, d'un esprit d'insouciance. Beaucoup essaient de mettre de l'argent de côté pour faire l'acquisition d'une automobile ou d'un poste de télévision, articles de luxe encore mais moins inacessibles qu'auparavant. Posséder sa voiture était récemment un privilège qui nécessitait une autorisation ; l'extension de ce droit a représenté une concession de la part du gouvernement - ou, dans le jargon officiel, une bataille gagnée dans la « lutte contre le dogmatisme ». Autre concession (ou bataille gagnée) de cet ordre : on a cessé de persécuter ceux qui fréquentent l'église. Cependant, aucun accord de fond n'a jusqu'à présent été conclu entre l'État et l'Église catholique et le fait que le cardinal Mindszenty, ennemi juré du communisme, continue à jouir de l'hospitalité de la légation des États-Unis à Budapest ne peut manquer de rappeler aux dirigeants du Parti comme aux fidèles l'existence du fossé qui sépare toujours le Kremlin du Vatican. Néanmoins la propagande antireligieuse a été nettement mise en sourdine. L'archevêque Grosz et plusieurs autres prélats ont été décorés pour « services rendus à la paix ». Et les « prêtres de ~apaix» proprement dits, malgré leur position dans le clergé, paraissent assez disposés à faire du prosélytisme pour le compte de ce dernier ; du moins ont-ils déclaré à des journalistes occidentaux que les « églises étaient bondées » 12 • II. Blet es Irodalom, hebdomadaire de la nouvelle Association des écrivains hongrois, 4 déc. 1959. 12. Voir The Observer, 20 déc. 1959. Les « prêtres de la paix » constituent un groupe relativement peu nombreux d'ecclésiastiques qui, depuis le début des années 50, soutiennent activement le régime. Leur désobéissance au Vatican en 1957 les fit excommunier l'année suivante; ils continuent néanmoins à exercer leur ministère avec le soutien du régime, bien que le reste du clergé ne les reconnaisse pas.
-136 Résistance brisée LES ÉCRIVAINeSt autres intellectuels dont le refus de s'aligner continue de hanter les dirigeants communistes semblent avoir fait les concessions que la plupart d'entre eux jugeaient sages ou inévitables. Le 25 septembre 1959, l'Association des écrivains hongrois, dissoute après la répression soviétique, fut réorganisée. Son comité élu « à l'unanimité » fut pourvu, comme on devait s'y attendre, d'une écrasante majorité d' apparatchiki littéraires. On a obtenu de la plupart des écrivains de renom qu'ils adressent un télégramme de félicitations à défaut d'assister à la réunion. Dans la littérature, trois tendances ont donné des soucis particuliers au régime qui n'a pas ménagé ses efforts pour les combattre. Il s'est efforcé de rallier par la menace ou la cajolerie les écrivains «populistes » ; d'enterrer ou de mettre la main sur l'héritage des « urbanistes » ou gauche non communiste ; enfin de discrédite: les « révisionnistes ,>, soit en les bannissant de la vie culturelle, soit en les obligeant à faire leur « autocritique » de manière assez humiliante pour ruiner leur prestige 13 • En raison de l'atmosphère générale d'apathie, ces efforts ont été . '' . . , Jusqu a un certam pomt couronnes de succès. Un acte symbolique à ce point de vue fut la ':isite à Moscou de ~a.szloNemeth, auteur« populiste . » de _talent, y1site au cours de laquelle il rendit plusieurs fois hommage à la culture soviétique._ Le ~égime monte en épingle ces manifestation~ _damende ho~orable. En même temps, le quotidien commumste Nepszava, autrefois porte-parole du parti social-démocrate a lancé un suppléme~t littérair~ intitulé Szep 'Szo (« le Monde magrufique »), titre que portait avant la guerre un périodique publié par les « urbanistes » notamment le poète Attila J ozsef, mort depuis. ' ~epen1ant nombreux sont les « révisionnistes » qui connnuent de garder le silence. Il est difficile de savoir s'ils ont été mis à l'index ou s'ils font la « ~ève des bras croisés »; dans certains cas ~u moms, c'est A leur fermeté d'âme qui les empeche de reparaitre sur la scène littéraire comme en convint Kadar au congrès du Parti : ' Il existe encore quelques écrivains - mais ils ne sont plus qu'une poignée - qui ont manqué jusqu'à présent 13. <c Hungarian Intellectuals under Fire » in Problems of Communism, Washington, mai-juin 1959. ' Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL de courage moral pour regarder en face leurs erreun p~ssées et se sont ainsi exclus de la littérature hongroise vivante et sainement progressiste (sic). L' ASPEC1: le plus triste de l'antirévisionnisme es~ l'emprisonnement prolongé d'éminents écrivams, savants .et journalistes, ainsi que de nombreux Hon~ois anonymes, surtout des étudiants et des ouvriers. Pendant la dernière moitié de 1959, des b~u.it~persist~ts c_oururent à l'étranger sur ~es exe~ut~ons q~i avaient eu lieu ou qui devaient avoir lieu ; huit au moins de ces rumeurs se sont rév~lées_~xactes. Tant que le système a~el ,de sec~ite restera en vigueur, il sera v~ d_en estu:!ler le nombre. Une journaliste bntannique, qui heurta ses lecteurs par certaines remarques favorables au régime Kadar, écrivait à ce propos : La « légalité socialiste» ne m'a pas aidée à obtenir une réponse à deux s~ples. questions que j'ai posées à tous les hauts fo~ct10nna1res communistes que j'ai rencontrés : « Combien de personnes ont été exécutées depuis 1956? Combien de détenus politiques sont encore en prison? 14 » , Ces _actes de vengean~e et la pratique de la r~pressio!-1semblent avoir motivé le rapport de Sir Leslie Munro sur la Hongrie sur la base duquel les Nations unies ont con~é une fois de _plus les gouvernements soviétique et hongrois pour leur refus de coopérer à la mise en œuvre de ~a Çh:trt~. Des remarques désobligeantes auraie11:ette f~ites à cette occasion par des citoyens ho~grois, qui « en ont assez des résolutions ». ~ais, la pl_upart d'entre eux auraient aussitôt aJoute : « Bien entendu, une résolution vaut tout de même mieux que rien.» 1 Enve~s le régime en tout cas, l'état d'esprit des Hon~oi~ restera pr~bableme~t !e même : mélange 1~ ~el?ns et de hame _temperes par l'apathie et 11ndifference - à moins que la répression ne cède !a place à u~ ~ffort .s~ncère pour pacifier - la natJ.on. Une amrustie poliuque ne suffirait pas à cet égard mais serait probablement de bon augure. (Traduit de l'anglais) PAUL !GNOTUS. 14. Nora Beloff : « Kadar's Hungary », in The Observer, 20 déc. 1959.
LES CHANCES DU FÉDÉRALISME par Théodore Ruyssen DANS UN RÉCENT ARTICLE l consacré au Fédéralisme selon P.-J. Proudhon, nous avons rappelé la prédiction de cet écrivain : « Le xxe siècleouvrira l'ère des fédérations, ou l'humanité recommencera un purgatoire de mille ans 2 • » , Depuis lors, un siècle a déjà passé, qui, marqué par deux guerres mondiales, a été à bien des égards le purgatoire annoncé; cependant nous avons noté que ce même siècle n'a pas manqué d'apporter à la prophétie de Proudhon de substantielles confirmations. Il vaut sans doute la peine d'insister sur cette constatation, de dresser avec plus de précision le bilan actuel du fédéralisme ; et peut-être cet examen de la structure politique du monde d'aujourd'hui nous permettra-t-il d'entrevoir les perspectives de succès de l'idéal proudhonien. * )f- )fLA PRÉDILECTION de Proudhon. pour le fédéralisme est avant tout de nature spéculative ; il aperçoit dans la fédération une heureuse synthèse de l'autorité centrale indispensable à tout corps politique et des libertés dont les fédérés ne doivent abandonner que le minimum nécessaire à la bonne gestion des intérêts communs. Mais la théorie s'éclaire toujours chez lui à la lumière de l'histoire, surtout de la plus récente. Un exemple lui paraît significatif entre tous, celui de la Confédération helvétique, voisine de sa Franche-Comté natale, où il a séjourné quelque temps; c'est à celle-ci qu'il réserve sa plus constante, sympathie. L'excellence des institutions fédérales des cantons le frappe d'autant plus que la Suisse vient 1. Contrat social, novembre 1959. 2. Principe fédératif, éd. Rivière, p. 355. Biblioteca Gino Biancode surmonter une crise qui aurait pu être mortelle. En 1842 le parti radical, composé surtout de protestants, avait obtenu de la Diète l'expulsion ~es ,ordres religieux; sept cantons catholiques se liguerent sous le nom de Sonderbund et résolurent de sortir de la Confédération ; mais les élections de 1846 ayant renforcé la position des radicaux, la Diète décida de s'opposer par la force à cette tentative de sécession. Une armée fédérale, commandée par le général Dufour, vainquit en trois semaines les troupes rebelles et l'unité fédérale fut rétablie (1847). L'année suivante la Constitution fédérale fut amendée; le nouveau texte reconnaissait aux cantons le droit de modifier leur propre constitution, mais à une condition : c'est que les changements expriment non des reculs, mais des progrès par rapport aux principes communs des cantons fédérés. Proudhon qui, dans La Guerre et la paix, vient de reconnaître à la force un rôle légitime dans la genèse. du droit, témoigne de la haute satisfaction que lui inspire la victoire des radicaux suisses ; ceux-ci, en sauvegardant l'unité fédérale, ont en réalité assuré la liberté de tous les cantons, rebelles compris 3 • Il est à peine exagéré de dire que Proudhon reconnaît dans la Constitution helvétique l'idéal même de la fédération; son esprit libertaire s'y sent parfaitement à l'aise, car à ses yeux cette confédération n'est même pas « précisément un État : c'est un groupe d'États souverains et indépendants, ligués par un pacte de garantie mutuelle... » L'autorité fédérale n'est pas davantage un gouvernement, mais « une agence créée par les Etats pour l'exécution en commun de certains services » 4 • Or, au moment où Proudhon écrit Du principe fédératif (1863), un autre État fédéral se trouve aux 3. Ibid., p. 350. 4. Ibid., p. 320, note.
1J8 pnses avec les plus graves difficultés ; une véritable guerre vient de surgir en Amérique entre les États-Unis du Nord, adversaires de l'esclavage, et ceux du Sud, farouchement attachés à la main-d'œuvre servile. Proudhon mourra le 19 janvier 1865, quelques semaines avant la victoire des Nordistes. Il avait, jusqu'à une époque toute récente, manifesté peu de sympathie pour les Américains; dans La Guerre et la paix 5, il reproche à ce peuple son « abject individualisme », sa religion <t tombée en superstition et cafarderie ». Mais la lecture d'un livre que venait d'écrire un de ses amis, M. -J. Dulieu 6 , amène Proudhon à une plus juste appréciation : « Ce à quoi j'applaudis surtout dans la société américaine, écrit-il à Dulieu 7 , c'est que les grands principes sont sauvés ; la dignité personnelle, la noblesse du travail, la famille, le respect des femmes, leur vraie émancipation, tout ce que j'aime et vénère est assuré. )) Aussi prend-il nettement parti pour les Nordistes et souhaite-t-il que Lincoln, non content d'admettre les Noirs au droit de cité, saisisse l'occasion pour « déclarer la guerre au prolétariat». Tournant ensuite son regard vers l'avenir, il entrevoit avec une rare clairvoyance que les conditions géographiques exposent les Etats-Unis à sacrifier au moins certains aspects du fédéralisme. En effé;_t,tandis que la Suisse, environnée de quatre Etats puissants, ne peut être tentée d'accroître son territoire, les ÉtatsUnis vont être inévitablement appelés à occuper et à exploiter les vastes territoires de l'Ouest encore vierges de toute civilisation. Ainsi, «l' Amérique semble prédestinée à former un grand Empire unitaire, comparable, supérieur même à ceux des Romains, des Mongols ou des Chinois» 8 • Troisième exemple de fédéralisme toujours présent à l'esprit de Proudhon : la Confédération germanique. Celle-ci, au début du xrxe siècle, ne comptait pas moins de 360 États qui se prétendaient souverains. Le traité de Vienne du 8 juin 1815 avait considérablement corrigé une dispersion absurde en réduisant ce nombre à 39 ; cependant, contrairement aux vœux des li?é!aux, la Confé1ération n'était qu'une association de souverains, les peuples n'y jouaient aucun rôle ; l'organe central, la Diète, n'était qu'un conseil de diplomates présidé par l'empereur d'Autriche, et, con1me les décisions ne pouvaient être prises qu'à l'unanimité, c'était- en fait un rouage qui tournait à vide. Le mouvement révolutionnaire de r 848 réveilla les aspirations des libéraux et le Parlement de Francfort sembla un instant i;ouvoir tr2nsformer la Confédération des_ princes en État fédéral populaire. Mais la résistance des sou,·erains eut têt fait de réduire à 5. Éd. Rivièœ, pp. 45-50. 6. Missouri et Indiana. Souvenirs d'Amérique, Bruxelles 1862. 7. Correspondance, C. X, pp. 273-275. 8. Principe fédératif, p. 537, note. LB CONTRA?' ._\'ùCIIJL néant les faibles initiatives du Parlement. Après la dispersion de celui-ci, la Confédération retomba dans la confusion et l'impuissance et Proudhon pouvait mélancoliquement écrire : « En ce moment, le système de la Confédération germanique est de nouveau à l'étude dans la pensée des peuples : puisse l'Allemagne sortir enfin, libre et forte, de cette agitation comme d'une crise salutaire 0 • » La crise ne tardera pas à survenir, et elle sera dénouée au profit de la Prusse par les canons de Sadowa et de Sedan. ET DEPUIS, de Proudhon à nos jours ? D~rant cette période qui couvre presque un siècle, le tableau du fédéralisme révèle des formes très diverses. Il importe, pour éviter la confusion, de se méfier des pièges du vocabulaire. Les juristes s'accordent à distinguer d~ux types de c9nstitution fédérale : la confédération d'Etats et l'Etat fédéral. Dans la confédération, les États associés réservent la plénitude de leur souveraineté, c'est-à-dire leur compétence exclusive dans les domaines essentiels de leur existence politique, mais ils disposent d'un centre géographique et d'organes d'exécution plus ou moins importants. Dans le passé, le meilleur type de confédération est l'ancienne Confédération germanique postérieure aux traités de Vienne. La Société des Nations, qui a vécu de 1919 à 1946, et l'Organisation des Nations unies, qui lui a succédé, sont du même type : ce ne sont pas des « super-États », chaque membre conservant sa pleine souveraineté ; mais la Société des Nations avait à Genève son siège permanent, doté d'un organisme administratif déjà très complexe et très efficace. L'Organisation des Nations unies a son siège à New York et dispose elle aussi d'un système administratif puissant et efficace. Dans l'État fédéral, au contraire, les États associés renoncent en faveur de la communauté à diverses compétences d'irpportance capitale : relations officielles avec les Etats étrangers, droit de ·gùerre et de paix, constitution et direction des forces militaires, douanes, budget fédéral. Or, pai<un~-malice de l'histoire, il se trouve que les deux Etats qui offrent le type fédéral le plus parfait ne le mettent pas en évidence par leurs noms : la Suisse continue à se dire « Confédération helvètique » et la grande république de l'Amérique du Nord se çontente depuis son origine du titre modeste d' «Etats-Unis». Même imprécision en ce-qüi concerne· les États modernes de caractère plus ou moins fédératif : Deutsche Bundesrepublik, Commonwealth britannique, Estados 9. Ibid., p. 341.
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