Le Contrat Social - anno III - n. 6 - novembre 1959

LE CONTRAT SOCIAL mots de Barrès, dont on détourne le sens. Ainsi on prépare l'esprit du lecteur à lire les plus graves accusations. Après quoi il n'y a plus qu'à lancer ces accusations dans le commentaire, comme si l'on résumait le contexte de Barrès. Le lecteur se dit que Barrès n'écrivait pas à la légère, qu'après tout il connaissait bien Jaurès, et qu'il n'y a pas de fumée sans feu. Mais s'il prenait en main les volumes de Barrès, il verrait bientôt que tout est de la veine de monsieur Coiplet, Basile redivivus. Considérons la première opération. Monsieur Coiplet écrit : Le premier mouvement de Barrès, nouvellement élu, en 1906, est l'antipathie : « Quel rhéteur ! », et tout de suite ce regret : " Ah l s'il était patriote.» Le regret est plus significatif que l'antipathie : il confirme qu'il allait de soi que Jaurès ne pût être patriote. Le texte de Barrès (Mes Cahiers, V, 35) signifie tout autre chose. Réintroduisons les deux exclamations dans leur contexte : Beau tableau par Jaurès des deux actions : celle du patron et celle de l'ouvrier réduit à la violence (il parle des mineurs de Courrières). Quel rhéteur ... Comme il ébranle les facultés d'enthousiasme. Ah I s'il était patriote. Il rétorque tous les arguments de Clemenceau. Éloquence contre esprit. Il est parfaitement clair que le terme « rhéteur » ici n'est pas péjoratif, mais admiratif. Et que « patriote » désigne moins les gens qui aiment la patrie (par opposition à ceux qui luttent contre elle), que la droite (par opposition à la gauche). C'est du vocabulaire d'époque. Monsieur Coiplet insinue néanmoins que dès l'origine Barrès, hostile d'instinct à Jaurès, le considérait comme un ennemi de la France. « Bon ! Beau début ! » dirait Sosie. Quelques lignes plus bas commence une progression menée avec tant d'habileté que Basile eût pu s'en inspirer pour sa célèbre tirade. D'abord une affirmation nette, qui établit l'absence de parti pris du critique : Barrès est sensible « à l'honnêteté du professeur. A propos des affaires d'Allemagne il juge que Jaurès se trompe en idéaliste ». Il y a là, déjà, une progression, car on parle d'abord purement et simplement d'honnêteté, et la phrase suivante introduit à la fois l'Allemagne (l'ennemie de la patrie) et l'erreur. Une phrase encore, et l'on mentionne l'Alsace-Lorraine, pierre de touche du patriotisme. Nous sentons que Jaurès est déso1'JJ1ais oupçonné. Mais il faut citer le passage qui suit, et où l'on voit, sous la plume de Coiplet, Barrès passer du soupçon à la conviction : Même pour Barrès il n'est pas certain que Jaurès ne glisse pas à la trahison; le 18 juillet 1913 Jaurès lui parle de Pascal ; il lui répond, mais le soir il note son embarras : cr Je ne réponds rien (pour finir) à Jaurès parce que dans ce moment de la loi de trois ans (... ) cette conversation a des côtés qui me gênent ». Il arrivait à penser que Jaurès était, comme Péguy l'écrivait, le cr chef du parti allemand ». Ne croirait-on pas que Barrès cite et reprend à son compte le propos violent (et inexactement rapporté *) • Péguy écrit dans L'Argent suite (neuvième cahier de la quatorziœe série, p. 140) : u Jaurès (...) est un agent du parti allemand » (et non : « le chef»). Cette phrase est d'ailleurs à interpréter à la lumière d'un paragraphe de la p. 137 : • Quand je dis qu'il y a un parti allemand et que Jaurès nt un pangermaniste, ce n'est point une invective. Tout ce que j'essaie de faire c'est d'ébaucher une carte des partis 1ntellectuels et des partis politiques. Tout ce que je veux faire, tout cc que je me propose de faire, c'est de la g~graphic et de la topographie intellectuelle et politique,,, Biblioteca Gino Bianco 389 de Péguy ? Mais qu'on se reporte au texte (Mes Cahiers, X, 174), qu'on lise même tous les passages où Barrès parle de Jaurès : ni là ni nulle part ailleurs il n'est question de trahison ni de parti allemand. C'est une extrapolation du critique exclusivement fondée sur ces quelques mots : « Cette conversation a des côtés qui me gênent», qui ne signifient rien d'autre que ce qu'ils disent : Barrès était gêné d'échanger avec Jaurès des propos sur la philosophie et la littérature au moment même où il défendait contre lui la loi de trois ans. Il lui semblait sans doute que c'était agir comme si la discussion de cette loi ne fût que de la routine parlementaire. D'ailleurs qu'on se reporte à la page 200 du même volume (31 août 1913), et l'on verra que Barrès ne songeait nullement à mettre en doute la rectitude intellectuelle de Jaurès : il y note que c'est la « philosophie cosmique » de Jaurès qui lui permet de s'élever « au-dessus du patriotisme >>. Et voici la conclusion de monsieur Coiplet. N'avonsnous pas dit qu'il s'entend à garder pour la fin le trait le plus perfide ? Pourtant il a frémi lui-même de ce qu'il écrivait, et sa phrase en est devenue étonnamment tortueuse, comme si la honte le prenait au plus fort de la calomnie. Écoutez-le : Après la mort de Jattrès, il [Barrès] regrette de n'avoir pu « l'aimer librement ». On ne peut pas mieux que lui dire qu'il obéissait, comme les petites gens dont je parlais, à des ordres dont eux, du moins, ne connaissaient pas l'origine. Cette phrase terriblement embrouillée est un très clair commentaire du mot de Péguy (interprété par l'exégète Coiplet), et c'est le couronnement de la progression savante que nous avons suivie : n'allez pas croire que cette accusation de trahison soit de celles qu'on se lance entre adversaires politiques. Non : Jaurès recevait ses ordres d'Allemagne, il y obéissait délibérément, et Barrès l'a dit mieux qu'on ne peut le redire. Eh bien, là, monsieur Coiplet se surpasse. Voici ce qu'écrit Barrès (Mes Cahiers, XI, 88) : Quelle solitude autour de celui dont je sais bien qu'il était, car les défauts n'empêchent rien, un noble homme, ma foi oui, un grand homme : Adieu Jaurès, que j'aurais voulu pouvoir librement aimer ! Il avait une parole assez puissante pour donner le branle à une époque, mais il pensait et agissait sous des influences étrangères. Il croyait défendre la cause du prolétariat français, mais il s'était enfermé dans la pensée allemande. Nous avions toujours souffert de cela et il arrivait justement au moment où lui-même allait souffrir de cela, s'en apercevoir peut-être, et que fût devenue sa pensée, comment eût-il pensé ? Plus loin, p. 91, Barrès revient sur ce thème : Jaurès n'était pas un marxiste. Il était capable de parler tous les vocabulaires. Il pouvait pendant plusieurs heures parler en marxiste, mais ce n'était pas sa nature, il n'était pas cela. Il n'est, on le voit, absolume11t pas question d'ordres reçus de l'étranger. Après l'assassinat, Barrès note qu'il a écrit à la fille de Jaurès une lettre que des « crétins » lui reprochent. Et l'on voit qu'il se sentait si proche de Jaurès qu'il maudissait cette influence allemande - le marxisme - dont il imaginait un peu naïvement qu'elle seule avait creusé le fossé qui séparait leurs positions politiques. C'est par estime pour lui qu'il note que Jaurès n'était pas, ne pouvait pas être réellement marxiste. Il dit aussi : « Je détestais les idées de Jaurès, j'aimais sa personn . 1 Imagine-t-on le nationaliste Barrès écrivant ces mots-là au mmencement de la Grande Guerre s'il avait jamai u

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