Le Contrat Social - anno III - n. 3 - maggio 1959

172 qui confirme, pour le cas des Juifs, une pensée de P~sternak exprimée par la bouche de Védéniapme _(p. 56) : « 11 est venu (...), galiléen, et depuis cet mstant les peuples et les dieux ont cessé d'exister et l'homme a commencé». Ceux..;là, d'autres encore, sont des coups de pinceau qui complètent le tableau que nous offre Pasternak du sens de la vie et du « contenu historique » du temps qu'il a vécu. · * '1- '1CETABLEAUce, sont les trois femmes du docteur Jivago qui /!Il révèlent le plus clairement l'architecture essèntielle. Tonia, Lara, Marina, ces trois noms résument un demi-siècle de vie russe. Et sans doute leurs parts respectives, dans le roman sont-elles très inégales : c'est que la durée selo~ l'_au~eur,. n'est pas toujours également ri~he de signification. Voyons par exemple ce qu'il dit (p. 611) de l'après-guerre : « La victoire n'avait pas apI?orté la lumière et la_délivrance qu'ils en attendaient; pourtant les signes avant-coureurs de la liberté flottaient dans l'air depuis la fin de la guerre, et ces années n'avaient pas d'autre contenu historique. » Aussi n'est-il pas étonnant que la part de Lara soit très grande, très mince celle de Marina : celle-ci est à celle-là ce que Marthe est à Marie dans la querelle évangélique (Luc, X, 40). L'une est matière et son office est la,.less~ve - cette lessive symbolique qui reparaitra a la fin du roman, Gordon en ayant fait l'apprentissage dans les camps de travail forcé, - l'autre est (p. 35) « l'être le plus pur du monde ». Mais avant Lara et Marina, il y a, première en date, Tonia, qui est et demeurera la seule femm~, lé_gitimede J!vago. Petite-fille d'un grand proprietaire, fille d un professeur de chimie elle ~eprésente la vieille Russie, la patrie charnell: de Jivago et, dans toute sa force, la légitimité traditionnelle. Avec elle, Jivago est parmi les siens, et l'_on entre~oit_ q~e, sans les événements qui surviendront, il vivrait avec elle dans cette « insouciance sµprême et fondamentale » de ceux qui ont leur place inscrite dans leur nation, et dont le petit Sacha Gordon se sent exclu (p. 20 ). La révolution survient, et cette Russie traditionnelle se trouve prise dans la tourmente, exilée. Tandis que Jivago continue, en Russie, à partager le destin de la Russie, Tonia, à Paris, prend la nationalité française, et ses deux enfants, à l'école primaire, -acquièrent la culture de leur nouveau pays. « Ils ·sont à l'aise parmi les jeunes Français de leur âge.» Ainsi les enfants de Tonia retrouventils sur une nouvelle terre la vieille « insouciance fo~d~mentale ». Jiv~go, par convenance, sous la pr~~ston de ses anus, fera des démarches pour retrouver sa famille légitime, mais nous sentons bien qu'il n'en souhaite guère le succès. Il a C!)llllU Lara. Une autre vérité, désormais, est la sienne. Lara, par qui Jivago a connu l'amour véritable, conscient de lui-même, Lara n'est pas d'origine russe. Ses parents-:- un Belge, une Française - Bibliote·ca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL étaient de langue française. Elle incarne donc ce souffle libéral et révolutionnaire venu de l'Occident, dont le véhicule fut souvent la langue française, et qui a tiré la Russie d'un long sommeil. Mais Lara, l'étrangère russifiée, symbolise aussi. autre chose. Pasternak fait dire par Védéniapine, par Gordon, que l'ère chrétienne a ouvert un monde nouveau où les personnes se substituent aux peuples : « Dans ces nouveaux rapports entre les hommes, que le cœur a conçus et qui s'appellent le royaume de Dieu, il n'y a pas de peuples, il y a des personnes» (p. 149). A cet égard, Lara s'oppose à Tonia comme la conscience personnelle s'oppose à l'instinct grégaire, de même que, sur un autre plan, elle s'oppose à Marina comme Marthe s'oppose à Marie. Lara est, avant tout, incarnation de !'Esprit : ~< Ç' était le souffle de l'esprit qui faisait son charme megalable » (p. 59). Elle se manifeste, sur le plan individuel, comme éveil de la conscience et . . . , . msprratt?n poe~que, sur_ le , plan historique comme mcarnatton de la liberte et de la révolution. To_us_lesépisodes de ~a vie sont d'une profonde s1gnificatlon symbolique, qu'il n'est pas possible d'exposer ici en détail. Rappelons du moin~ qu'elle suscite, de sa présence ignorée, le prermer poème de Jivago. C'était un jour de Noël, le jour symbolique de la naissance - et quelle naissance est comparable à celle de la ~onscience, c'es~-à-dirt: de la poésie? Jivago rêvait a un commentarre sur Alexandre Blok lorsque lui est_ apparu 1~ lumière d'une bougie dans l'œil norr d une vitre dont la flamme a fait fondre un cercle de givre (p. 101) et il a abandonné cette chose morte qu'est un commentaire pour la poésie elle-même. ' Plus tard, lorsque Jivago retrouve Lara, d'abord ?ans l'été ~e 1917, J?uis pendant la guerre civile, il a mauvais~ consc!e~ce~ et ne se résout pas à trancher les liens qui 1uo1ssent à Tonia. L'amour de ~ara, la « petite fill~ d'un autre mi1ieu » qu'il ayait entrevue dans sa Jeunesse, ne le détache pas aisément du milieu où la nature l'a fait naître et où il connaîtrait ce repos de l'esprit qui le dispenserait d~ p~n~e~.Tonia a bien compris la situation, ·qui ·lw ecr1t (p. 494) : « Je suis venue au monde po~ -ren~e la vie plus simple et . chercher la voie droite, elle [Lara] pour tout compliquer et détourner du droit chemin_ » Comment ne pas évoquer ici, de _nouveau, celui qui n'est pas venu ap_porter la paix, celui qui est venu diviser les ~amilles, ? Non sans lutte intérieure, Jivago gravit cet echelon dans sa marche vers !'Esprit , d , et, c~ .n est sans oute que lorsque Lara sera de~ttvement perdue pour lui qu'il comprendra plemement ce qu'elle lui a apporté, qu'il renoncera définitivement à sa famille naturelle. ~ARA est· donc une manière de Béatrice qui oriente ce nouveau Dante sur le chemin de sa vie Mais elle est aussi, on l'a dit, incarnation de 1~ liberté et de la révolution, et très précisément de · ·

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