QUELQUES LIVRES Les trois femmes du docteur Jivago EX'rRftME est la liberté du romancier. 11 lui est aisé de donner de la vraisemblance aux épisodes de la fable qu'il conte. Si donc on remarque des rencontres, des coïncidences machinées par· l'auteur sans qu'il fasse aucun effort pour les justifier, il faut supposer que ces rencontres répondent à des intentions et méritent un examen attentif. Or, peu de commentateurs semblent, dans Le Docteur Jivago, avoir noté ces coïncidences. Elles avertissent pourtant du caractère éminemment symbolique de ce roman. Symbolique, non symboliste. L'esthétique de cet ouvrage, au premier abord du moins, est tout à fait étrangère au style symboliste, tant dans l'écriture que dans la pensée. L'école symboliste mettait une langue recherchée au service d'idées métaphysiques. Pasternak, lui, veut peindre la vie elle-même, et le nom même de son héros dérive du mot qui signifie vie. L'art, écrit Jivago, « c'est une certaine pensée, une certaine affirmation sur la vie, trop universelle pour qu'il soit possible de la décomposer en mots séparés ; et lorsqu'un atome de cette force s'insère dans un mélange plus compliqué, cette parcelle d'art pèse plus lourd que le reste et devient l'essence, l'âme et le fondement de l'ensemble représenté» (p. 336). On peut penser que Pasternak a voulu que son roman .fût,. fondamentalement, une telle « affirmation sur la vie». Mais cette affirmation 11niverselle ne devient œuvre d'art que par une incarnation. Ici, c'est Moscou qui sera le lieu de l'incarnation:« Moscou en ce moment, lit-on p. 611, ne leur paraissait pas être seulement le lieu de ces événements, mais le personnage central d'un long roman dont, ce soir, le cahier à la main [il s'agit des poèmes de Jivago lus par ses amis], ils touchaient le dénouement. » Il est curieux de voir l'auteur présenter Moscou comme le thème central de son livre, alors qu'une très grande partie de l'action se passe dans l'Oural, sur les fronts et en Sibérie. Sans doute la ville est-elle ici considérée en elle-même, car Jivago pense (p. 577) que la ville « est une immense mtroduction à la vie de chacun de nous». Mais Moscou est aussi la capitalede l'État soviétique, iblioteca Gino Bianco et à cet- égard le roman traduit le sentiment de Pasternak sur la -vie russe dans la première moitié de ce siècle. Progressons d'un degré : ce témoignage de Pasternak sur la vie en général, et sur la vie russe de ce demi-siècle· en particulier, s'incarne dans des personnages, et c'est par eux que le roman prend ses aspects concrets. Comme chez Platon, on descend ici de l'idée vers le monde quotidien, et il faut bien comprendre que la réalité profonde, aux yeux de l'auteur, ne se situe pas dans le quotidien, mais dans l'idée, et d'ailleurs peut se situer dans le quotidien, mais seulement lorsque le quotidien est incarnation pure de l'idée. L'amour de Lara et de Jivago est exceptionnel, parce que, si « tout le monde aime », c'est « sans prendre garde à ce qu'il y a d'unique dans ce sentiment » (p. 4 70). On montrerait aisément que sur tous les plans Pasternak fait sans cesse la distinction entre ce qui, dans le monde quotidien, manifeste la présence de l'idée, et ce qui n'est que routine morte. Comme dit Védéniapine (p. 55), « la vie est symbolique». _ . . On peut alors comprendre les coïncidences qui jalonnent ce roman, et cet autre trait que certains ont noté : l'indifférence de Pasternak aux modernes raffinements de l'analyse psychologique. C'est que les minuties psychologiques détourneraient· le lecteur de ce qu'il y à de véritablement profond, et que les coïncidences doivent attirer son attention sur le symbolisme de l'œuvre. Pasternak n'a pas besoin que chaque épisode possède une vraisemblance totale : il lui suffit de douer ·chaque personnage d'un prin.:: cipe de vie suffisant pour qu'il acquière et conserve sa pleine signification. Encore en est-il un dont l'auteur ne cherche même pas à justifier l'existence, et qu'il présente comme« une force inconnue, un être presque symbolique » (p. 343). Ce curieux Evgraf montre ce que peut être un personnage lorsque l'auteur n'a pas besoin de le faire descendre vers le concret : il_demeure à ce point symbolique qu'il ne prend guère de signification. C'est 'lue la richesse symbolique est fonction de la précision de l'incarnation. D'autres personnages sont un peu plus poussés, sans que l'auteur ait souci de nous faire connaître grand-chose de leur vie personnelle. Ainsi Doudorov, de qui nous reparlerons, ou Sacha Gordon,
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