36 la classe paysanne sous le despotisme oriental, on comprendra sans peine l'idée du second que le paysan soit politiquement indifférent et mentalement arriéré. 52 Plékhanov aurait été d'accord avec Weber qui, plus tard, décrira le paysan affamé comme enclin à attribuer ses malheurs à la colère des dieux et à accepter stoïquement son sort ; tandis qu'on peut faire comprendre à l'ouvrier citadin, même au plus simple, le caractère social d'une crise où il est impliqué et l'inciter à l'action. 53 Il y aurait donc là un ordre que l'autocratie et ses auxiliaires n'avaient pas intérêt à changer, tandis que les paysans étaient trop plongés dans l'ignorance, trop brutalisés par l'exploitation pour créer un mouvement rationnel en faveur de changements. 54 Ces arguments montrent le . chemin parcouru par Plékhanov depuis sa période populiste durant laquelle il misait tout l'avenir de la Russie sur un grand soulèvement paysan. On peut en inférer en toute certitude que Plékhanov attachait une certaine importance aux -principes --d'autorité qui prévalaient dans la famille paysanne comme à· une force soutenant l'ordre despotique puisqu'il se servait souvent de l'adjectif « patriarcal » en traitant des paysans. Selon toute probabilité, il avait en vue quelque chose que J. K. Fairbank a récemment décrit à propos de la Çhine où « la . famille était un microcosme de l'Etat ... La piété et l'obéissance filiales inculquées dans- la vie familiale formaient le terrain d'entraînement au loyalisme envers le souverall! et à l'obéissance aux pouvoirs constitués de l'Etat » 55 • Ainsi un système qui attribue au père des droits absolus sur la famille et peutêtre de surcroît à l'ancien de la commune sur les membres de celle-ci est complété par un despote autocrate qui exerce sa.domination sur un ensemble de communes composant l'État. Dans une telle configuration, les sujets du despote n'ont pas de base dans l'expérience ou les coutumes pour s'opposer au pouvoir arbitraire. Beaucoup de ce qui précède a été exprimé succinctement par Plékhanov en ces termes : Les méthodes de production ·[dans une économie naturelle] peuvent exister pendant des millénaires saris presque aucun changement. Parallèlement... les relations sociales se distinguent par une. re_marquable inertie. Les pays où elles [ces c~nditions] prévalent sont considérés à juste titre comme des pays de stagnation. L'humanité n'a évolué vers ·des formes supérieures du développement culturel que là où un concours de - circonstances favorables avait rompu l'équilibre de ces régimes barbare~, o' le mouvement économique avait dérangé l'éternel so eil des barbares. 6 ~ . . . . 52. Ibid., IX, p. 114 ; II, p. 402 .. 53. General Economie History, p. 291. 54. C'était là un des principaux arguments de Plékhanov contre la conception , populiste dans son livre important « Nos Désaccords ». Cf. Sotchinénia, II. 55. Fairbank : The United States and China, p. 34. Il ne . s'agit là que d'un des exposés les plus récents de ce point de vue .formulé déjà par Montesquieu ( Esprit des lois) et par Hegel ( Philosophie de l'histoire). 56. Sotchinénia, X, p. 130. BibliotecaGinoBianco DÉBATS ET RECHERCHES En tant qu' occidentaliste et champion de. l'idée de progrès, Plékhanov ne pouvait pas . ne pas voir d'un mauvais œil un tel régime stagnant et barbare. Mais heureusement pour la Russie, -affirmait-il, elle n'est pas destinée à sommeiller aussi longtemps .que « d'autres Oblomovka historiques » 57 _ telles que la Chine et l'Égypte. Cette bonne fortune, elle la devait avant tout à sa proximité géographique avec l'Occident. Ses relations internationales, et notamment ses relations avec les voisins occidentaux avaient exercé sur l'évolution sociale de la Russie une influence décisive. Sa société « orientalisée » arriérée était incapable de résister aux menaces et aux poussées de ses voisins plus virils .. Pour sa conservation, sinon pour toute autre raison, elle a été forcée d'emprunter les techniques et les idées qui avaient. donné à l'Occident son caractère dynamique. 58 Mais ces emprunts, destinés en premier lieu à soutenir l'ordre intérieur de la Russie, devinrent les agents de sa transformation d'une société orientale barbare en une société occidentale civilisée. - . . ' CETTECONSTRUCTIOhiNstorique attribuait forcément un rôle capital à Pierre . le _Grand.. Pour illustrer l'enthousiasme que Pierre et son _œuvre inspiraient à Plékhanov et, chose plus importante encore, pour donner une idée de son tableau du développement russe depuis Pierre jusqu'à lui citons 59 : - · ' . . L'ancienne Russie moscovite· se distinguait par son caractère complètement asiatique. Sa vie sociale, son administration, la psychologie de ses habitants, tout y était étranger à l'Europe .et très étroitement apparenté à la Chine, à la Perse et à l'Égypte antique (...) Pierre ne fit qu'ajouter des extrémités européennes à un corps · qui restait néanmoins asiatique. Or les nouvelles extrémités exercèrent une énorme influence sur la nature du vieux corps. Pour entretenir l'ordre d'après la réforme, il fallait de l'argent. La réforme de Pierre donna une impulsion au développement de la ·production des marchandises. De plus, pour l'entretien de l'ordre d'après la ·réforme il fallait au moins une certaine industrie manufacturière. Pierre posa les bases de cette i~dustrie dans notre pays et du même coup jeta dans le sol russe la semence de relations économiques entièrement nouvelles. Pendant longtemps, l'industrie établie par Pieri;e ne fit que végéter (...) Néanmoins elle accomplit son rôle de régénération du corps· social russe, considérablement facilité par les relations internationales sans lesquelles l'œuvre géniale de Pierre •eût été inconcevable. Le · succès du développement économique russe se manifeste dans le fait que -·si la réforme de Pierre avait. exigé la .stabilisation du servage, les réformes d'Alexandre II en présupposaient .}' abolition. On, fait généralement remonter le début du nouvel (...) ordre économique au 19 février 1861. Nous voyons qu'il avait déjà été inauguré par Pierre le Grand. Mais bien entendu le 19 février donna au dévelop57. Oblomovka (village ensommeillé décrit par Gontcharov dans son célèbre roman Oblomov) symbolisait aux yeux des Russes progressistes le caractère stagnant et inerte de la vieille Russie. 58. Sotchinénia, X, p. 154. ,9. Ibid., pp. 154-5.
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