28 C'est là précisément la thèse fondamentale de tout le populisme jusqu'au milieu des années 90. Plus tard elle s'estompe dans les programmes du parti socialiste-révolutionnaire. Mais bien avant ·Tchernychevski elle avait été professée, d'une manière moins positive et non sans une bonne dose d'idées slavophiles, par Herzen : « 11 ·n'est écrit nulle part que nous soyons tenus d'emprunter la voie économique et sociale des peuples romano-germaniques.» Ce point de vue domine entre 1860 .et 1880 dans les milieux révolutionnaires russes. Il est partagé par les zemlevoltsy, les narodovoltsy, les tchernoperedeltsy (y compris· Plékhanov) *, par Bakounine, Zaïntchevski, Tkatchev et, sur un autre plan, par les slavophiles. 11 serait faux de considérer ce phénomène comme fortuit ou passager. Il exprime une tendance bien déterminée de la pensée russe, tendance qui a derrière elle des racines historiques séculaires, la vieille foi russe.· Cette ferveur apparaît pour la première fois non en Russie méridionale ( à l'époque de Iaroslav le Sage, la Russie de Kiev était un pays européen), mais à partir du xve siècle dans ·l'État moscovite. On pourrait l'exprimer ainsi : la Russie n'est pas l'Europe, _elle lui est supérieure (la « sainte Russie»), la voie et le destin de la Russie orthodoxe sont autres que ceux de l'Occident catholique et protestant. Ce postulat pouvait revêtir des formes opposées, tantôt religieuse et tantôt athée, mais son essence prof onde, nouménale, restait la même. Et là se dessine le paradoxe qu'il faut constater. Marx, homme de formation et de culture européennes, frayant avec un milieu russe se laisse gagner par les idées révolutionnaires de Tchernychevski à partir de 1870, se laisse contaminer par l'ambiance russe, par l'essence nouménale de la pensée russe. C'est pourquoi sa lettre aux Annales de la Patrie paraît à Struve « étrange et énigmatique». Pour la même raison les paroles acerbes à l'adresse de Herzen qui figurent dans la préface de !"édition originale du Capital ( 1867) disparaissent de la seconde édition. * * . . LA NOUVELLE orientation de la pensée de Marx s'affirma avec une force particulière en mars 1881, deux ans avant sa mort,_ dans les matériaux réunis par lui pour répondre à la lettre que Véra Zassoulitch lui avait adressée • Membres des organislns révolutionnaires Zemlia i Volia (Terre et Liberté), Narodnaia Volia (la Volonté du Peuple), Tchernyi Perediel (le Partage noir, c.-à-d. le partage général). (N. du Tr.) ** Dans le passage supprimé de cette préface, Marx envisageait l'hypothèse où le continent européen persisterait dans les excès du capitalisme, la soumission de l'homme à la machine, la course aux armements, l'accroissement des dettes publiques, et il concluait qu'en ce cas « le rajeunissement de l'Europe par le knout et par une infusion obligatoire de sang kalmouk, prédit avec tant de sérieux par le demi-Russe et complet Moscovite Herzen (...) finirait par devenir inévitable». (N.4,f.R.) BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL le 16 février de la même année. V. Zassoulitch le priait instamment de se prononcer en · toute clarté sur la commune rurale russe. « Votre Capital, écrivait-elle, jouit d'une grande pop~- larité en Russie et ceux qui se disent '' vos disciples marxistes authentiques '', qui appuient leurs assertions d'un '' comme dit Marx '', sont convainc.us que la commune rurale est une forme archaïque, condamnée à disparaître. » En ~onnexion étroite avec ce qui précède, V. Zassoulitch posait la question cardinale de la théorie selon laquelle « tous les pays, en vertu de l'inéluctabilité historique, doivent passer par toutes les phases · de la production capitaliste». La réponse de Marx présente un grand intérêt. Sa préparation a nécessité trois brouillons pré-_ · liminaires qui couvrent vingt fois plus de pagés que la réponse elle-même. Marx rejette dé~...;- bérément la référence aux marxistes russes. « Les marxistes russes, dont vous me parlez, me s~nt· tout à fait inconnus. Les Russes avec. lesquels j'entretiens des relations personnelles s'en tiennent; pour· autant que je sache, à des vues diamétralement contraires. » Dans ces brouillons on ne retrouve plus l'auteur du Capital : c'est l'esprit· de Nicolas Gavrilovitch Tchernychevski gui en émane. La commune rurale russe apparaît à Marx comme un élément capable de régénérer la société russe, un « élément de supériorité sur les . pays qui se trouvent encore sous le joug du régime capitaliste». Ces idées sont tout à fait dans l'esprit de Tchernychevski, de Herzen, voire des slavophiles. Contre la commune rurale il y a un « corn-· plot », on veut lui porter « un coup fatal » ; · « pour sauver la commune russe, insiste Marx, une révolution russe est nécessaire ». C'est là·' une des thèses fondamentales de Tchernychevski. Polémisant avec èeux qui assuraient que la - commune est une forme archaïque condamnée à·. disparaître, Tchernychevski, s'appuyant sur· la triade hégélienne, démontrait que de cette forme ...., en sortirait une autre, supérieure, car « le degré supérieur apparaît par sa forme comme un retour au stade originel du développement». Marx reprend point par point les mêmes arguments abstraits : « L'ordre nouveau sera une renaissance sous une forme plus parfaite de la société . du type archaïque. » Tchernychevski démontrait qu'un pays arriéré peut « sauter » du degré inférieur au degré supérieur. Là aussi Marx suit la même pensée. La Russie, écrit-il, peut recevoir l'armature technique dont elle a _besoin des pays dont le développement capitaliste est à un niveau élevé. Mais il n'est pas nécessaire. qu'elle pas~e « par la longue période incubatrice r de développement du machinisme». Dans sa brève réponse à V. Zassoulitch *, Marx ne développe pas les arguments empruntés * Cf. Karr Marx : Lettre à Véra Zassoulitch, dan-s la Critique sociale, n° 2, Paris, juillet 1931. Texte et fac simile, avec une introduction explicative et des citations de Marx et Engels sur le même sujet. ( N.d.l.R.) ·
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