Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

322 citoyens contre un régime de liberté ne se produit pas seulement dans des circonstances comparables à celles de l'Allemagne en 1933 ou de la France en 1958. Il suffit que l'équipe victorieuse provisoirement dans la compétition abuse de sa victoire, il suffit que partis ou groupes sociaux hostiles à l'équipe au pouvoir croient leurs intérêts vitaux en péril, il suffit de l'aliénation réciproque entre élites et masses, dont aucun régime n'est définitivement protégé, même (ou surtout) les régimes modernes de démocratie. Dans ces régimes, en effet, les partis n'exercent pas une activité constante d'encadrement, à la manière des partis totalitaires, et ils laissent le chamP. libre aux révolutionnaires qui dressent contre l'Ëtat les individus ou les groupes momentanément atteints par quelque infortune (dans ces sociétés industrielles, toujours en mouvement, il est rare que certains groupes ne s~ jugent à chaque instant injustement traités par l'Etat ou par le sort). Ajoutons que corruption n'implique pas révolution, encore que le plus souvent (mais pas toujours) une révolution frappe des régimes corrompus. Les régimes réels ne répondent qu'imparfaitement à leurs idées et, en ce sens, ils sont tous ou presque quelque peu corrompus. Mais parfois les plus corrompus ont une chance de durer et, une fois la crise sociale et nationale surmontée, de corriger ou d'atténuer leurs défauts. Le coup de grâce peut être porté soit quand, faute de majorité, la rupture de légalité est devenueinévitable(lespartis révolutionnaires, non les partis constitutionnels, prennent la responsabilité de cette rupture), soit quand l'armée elle-même intervient, le discrédit du régime semblant garantir le succès de l'intervention. Il va de soi qu'en cas de défaite et d'invasion, en notre siècle, l'armée étrangère impose aisément le régime de son choix. La corruption ainsi définie est-elle ou non inévitable ? La croissance économique la rendelle plus ou moins probable ? Une réponse simple et catégorique est exclue parce que des facteurs multiples agissent en sens contraire. L'acceptation générale du mécanisme concurrentiel ou, si l'on préfère, la légitimité du régime constitutionnelpluraliste par l'assentiment progresse normalement avec la durée, avec le progrès de la civilisation industrielle. Le loyalisme traditionnel aux dynasties et aux nobles, l'attachement aux formes de vie anciennes s'affaiblissent. Dans les villes, le travailleur n'a pas de « supérieur » en dehors de son travail : il jugera normal de choisir son représentant et d'être gouverné .par des élus si ceux-ci gèrent convenablement les affaires de la cité. L'opposition de droite, romantique, :réactionnaire, hostile à la platitude démocratique, tendrait à s'effacer au fur et à mesure que les souvenirs du passé préindustriel s'estompent. Enfin la croissance économique crée des tensions, des résistances, des révoltes plus graves dans les phases initiales de l'industrialisation que dans les phases ultérieures. Les régimes constitutionBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL nels sont mieux établis dans les pays embourgeoisés qui ont loin derrière eux la surpopulation des campagnes et l'afflux vers les villes des paysans déracinés. ~ Mais deux causes agissent en sens contraire. L'enthousiasme républicain, pour employer une expression typiquement française, l'adhésion passionnée aux valeurs de la démocratie sont usés par l'habitude, par la pratique du régime constitutionnel-pluraliste. L'assentiment cout11miersuffit en période tranquille, il ne constitue pas une protection solide le jour où des révolutionnaires décidés montent à l'assaut de la forteresse. De plus, si l'opposition de droite, de style réactionnaire, tend à disparaître, deux autres extrémismes peuvent naître et prospérer, tous deux définis par le rejet du mécanisme concurrentiel et la volonté d'incarnation, nationale ou sociale, en un parti unique. Les militants de ces extrémismes se sentent étrangers au régime où· la liberté tolère ceux qu'ils tiennent pour ennemis de leur foi, ils aspirent a un régime où leur doctrine et leur volonté ne s'imposeraient pas les limitations de l'ordre constitutionnel et du pluralisme légal. Enfin la société industrielle, à mesure qu'elle progresse, intègre les individus à des organisations collectives, elle leur donne les bénéfices de la protection étatique mais elle leur enlève le c,ens de l'initiative et, souvent, de la responsabilité personnelle. L'homme des masses acceptera la tyrannie du parti unique pourvu qu'elle lui garantisse le confort, le bien-être auxquels il , est accout11me. De ces deux séries de causes, la première est normalement -la plus forte, mais la deuxième explique la faiblesse de certains régimes constitutionnels-pluralistes en cas de crise. Les pays riches et prospères d'Occident ont une meilleure chance de conserver les régimes constitutionnelspluralistes que les pays sous-développés d'Afrique et d'Asie mais, en certains pays relativement riches, les régimes ne sont pas devenus entièrement. légitimes et le mécanisme concurrentiel n'y fait pas surgir des gouvernements capables d'action efficace. Du coup, la démocratie comme dans l~s pays sous-développés, est de nouveau à la merci des « colonels ». LA CORRUPTION des régimes de parti monopolistique est autrement difficile à analyser parce que l'expérience nous manque. Le régime national-socialiste n'eut pas le temps de se corrompre parce qu'il n'eut que six années de paix et qu'à partir de 1939, il subit la loi des événements et non celle de sa propre nature. Le régime fasciste disposa d'une quinzaine d'années avant que les canons ne commencent à tonner, mais, là encore, on ne saurait voir un exemple de corruption (c'est-à-dire de déclin du totalitarisme). Bien plutôt, le fascisme eut-il tendance à se radicaliser en durant.

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