Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

380 Or il ne voulait pas passer pour un philistin ni, du moins pour un temps donné, associer son nom au supplice d'un tel personnage. Il pouvait faire périr Pilniak, Babel, Mandelstam et de moins notoires, faire taire tant d'autres voix en attendant de prononcer ses arrêts de mort, car à son avis nul n'est irremplaçable. Mais après le suicide d'Esséoine et celui de Maïakovski, le seul grand nom de la littérature russe était le nom de Pasternak et fallait-il en priver les annales du règne ? Un poème de cet inspiré à la louange du tsar communiste manquait encore aux anthologies et sans doute l'inspiration finirait-elle par répondre au vœu de tout un peuple ... Mais Pasternak, sourd aux suggestions des courtisans et insensible aux pressions d'une ambiance faite d'adulation et de terreur, n'a pas chanté la gloire de Staline. Eût-il cédé, la mort dans l'âme, et exécuté la «commande· sociale», que cela ne l'aurait d'ailleurs pas sauvé quand, au début de 1953, l'affaire dite des « assassins en blouse blanche» (les médecins du Kremlin) révéla l'imminence du plus vaste pogrom commis depuis Hitler. Après la décimation et la déportation de plusieurs petits peuples musulmans du Caucase et de la Crimée, Staline s'apprêtait sans nul doute possible à « liquider » toute la population d'origine juive, y compris les quelques Kaganovitch et Ehrenbourg épargnés jusqu'alors. La fin providentielle du monstre sacré dissipa plus ou moins le cauchemar qui obsédait les victimes promises, bientôt quelque peu rassurées par la réhabilitation des « médecins empoisonneurs». Après l'assassinat de Béria par ses complices et les diverses mesures gouvernementales qui firent croire au « dégel», il se trouva des écrivains pour se hasarder à produire, non sans précautions, des œuvres non conformistes : le livre de Doudintsev notamment, Pas seulement de pain, au titre emprunté à !'Écriture sainte, était du nombre. Pasternak crut le moment venu d'écrire un roman historique qu'il portait en lui, longuement médité, une somme de ses impressions et spéculations intimes d'un demisiècle traversé par deux guerres et par la révolution. Ce roman, le Docteur Jivago, fut annoncé dans des publications littéraires soviétiques et, en avril 1954, la revue Znamia de Moscou reproduisit une série de poèmes que l'auteur attribue au héros de son livre et qui figurent à la fin. En 1956, Pasternak soumit une copie du manuscrit à la rédaction de la revue Novy· Mir qui, en septembre de la même~, le refusa en motivant sa décision dans une très longue lettre privée qui critique sévèrement Jivago en gros et en détail, pour· conclure en invitant Pasternak à bien réfléchir, à réviser si possible son attitude envers la révolution. Cette lettre, dans le style dit « marxiste-léniniste », réfute patiemment les idées et les vues de l'auteur sans être injurieuse (pour des comm11nistes) et contient même de discrets éloges sur « bon nombre de pages de premier Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ordre», celles qui évoquent poétiquement la nature russe. Cependant le dernier mot n'était pas dit et Pasternak pensait encore que son roman serait édité, peut-être avec quelques coupures. Entre temps, sans songer à mal, il en avait confié une copie et accordé les droits de traduction à l'étranger au communiste italien G. Feltrinelli qui possède, entre autres, une maison d'édition à Milan et qui, fort de son contrat, entreprit la publication -en langue italienne, tout en rétrocédant les droits de traduction en diverses langues à divers éditeurs (Gallimard à Paris, Collins à Londres, Pantheon Books à New York, Fischer en Allemagne). Alors que l'ouvrage s'imprimait en Italie, M. Feltrinelli, en tant que comm11niste et membre du Parti, subit pressions sur pressions de communistes italien~ et soviétiques en service commandé qui voulaient le persuader d'ajourner la réalisation de son projet, l'adjurant d'attendre que le roman paraisse d'abord en Russie. Il était trop tard, le livre étant sous presse - et en cours de traduction dans plusieurs pays : les menaces du policier littéraire A. Sourkov, secrétaire du syndicat des écrivains soviétiques, n'y pouvaient rien, et M. Feltrinelli non plus. Le Docteur Jivago, traduit en italien, sortit en novembre 1957 et la ·première édition s'épuisa en vingt-quatre heures. Plusieurs tirages successifs en firent un événement considérable dans la librairie italienne et bientôt retentissant partout dans le monde. Il y eut, sur ce texte italien, des éomptes rendus élogieux, voire dithyrambiques, dans la presse de tous les pays, chose vraiment exceptionnelle quand il s'agit d'une traduction (laquelle, dit-on, laisse à désirer). Le même accueil fut réservé en 1958 aux versions française et anglaise, encore que les avis ne soient pas unanimes. Il ne sera pas question ici d'analyser l'œuvre controversée : on lira avec profit dans Preuves les articles de N. Chiaromonte (n° 83) et d' A. Moravia (n° 88). ~~serve faite de critiques partielles sur la compos1tton du roman, ses longueurs ou le vague de· certaines figures, les commentaires s'accordent à placer ce DocteurJivago dans la grande tradition des lettres russes et son auteur parmi les nobles écrivains de son pays, épris de vérité. On attendait l' œuvre originale annoncée par Sourkov et que promettaient les librairies soviétiques à l'étranger. L'Académie suédoise qui décerne le prix Nobel et souhaitait depuis longtemps honorer un Russe ne pouvait pas ne pas fixer son attention sur Pasternak, seul survivant d'une lignée intellectuelle -disparue. Le 2 3 octobre, elle déclarait son choix, : le poète et romancier Pasternak était lauréat du prix Nobel, comme avant lui (en 1933) son compatriote exilé Ivan Bo11nine. Toujours sans songer à mal, Pasternak remercia les académiciens de Stockholm avec émotion et reconnaissance, le 25 octobre, n'imaginant pas que la permission d'aller recevoir le prix lui soit refusée. Le 24 octobre à Moscou, M. Mikhailov,

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