Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

L. LAURAT en droit d'appeler marxiste parce que l'originalité de Marx se dégage alors des thèses de ses prédécesseurs. Des réflexions analogues s'imposent maintenant que la mise de fonds initiale de Marx et Engels est considérablement enrichie par leurs disciples. On sait que le Capital est resté inachevé et que Marx n'a donc pas mené à terme l'analyse du capitalisme de son époque. Les marxistes se sont appliqués à combler quelques-unes des lacunes : théorie des crises (Kautsky en 1902 contre Tougan-Baranovski, et en 1910 contre Hilferding), valeur de la force de travail qualifiée (Otto Bauer et Hilferding, 1904-05), valeur et prix de l'or (Bauer, Hilferding, Kautsky et Varga, 1912-1913), rente foncière et question agraire (Kautsky en 1899 et Vandervelde en 1906). Bien qu'importants, ces compléments ne sont que secondaires par rapport à l' œuvre initiale. Cependant, dès le début de ce siècle, des problèmes nouveaux sont posés par les structures nouvelles du capitalisme dont Marx n'avait vu que les premiers embryons. Hilferding, dans son Capital finander (1910), donne une première analyse substantielle des modifications que l'extension des monopoles privés fait subir à la circulation de la valeur et à la répartition de la plus-value, analyse qui implique - les monopoles n'étant efficaces que grâce à une forte protection douanière - une première étude du rôle économique de l'État, problème que Marx s'était dès 1859 proposé d'élucider mais dont il n'a jamais traité systématiquement. Dans son Accumulation du capital (1913), Rosa Luxembourg étudie les rapports entre le secteur capitaliste de l'économie mondiale et le milieu précapitaliste, tout en effleurant de son côté - par le biais de la course aux armements - le thème des interventions de plus en plus fréquentes de l'État. Les ouvrages d'Hilferding et de Rosa Luxembourg ne font pas que combler des lacunes dans l'analyse marxienne du capitalisme libéral. Ils répondent à des questions nouvelles (monopoles, interventions étatiques, expansion impérialiste), qui ne s'étaient pas ou guère posées du temps de Marx. Hilferding consacre de~ centaines de pages aux modifications que les monopoles font subir au fonctionnement du capitalisme ; Marx n'y avait consacré que quelques pages dans le livre III du Capital, mais quelques pages qui ont encore gardé leur pleine valeur. De toute façon, dès avant l'autre guerre, la contribution des disciples commence à équilibrer la mise de fonds du maitre. L'évolution de la doctrine s'accélère après 1914. Dans le Marxisme, la guerre et l'Internationale (1917), Karl Renner aborde pour la première fois de manière systématique ce qu'il appelle Durch1taatlichung der Wirtschaft (interpénétration de l'atat et de l'économie) en accordant une attention particulièreaux aspects sociaux de ce phénomène. Il analyse en outre les rapports (circulation de la valeur et de la plus-value) entre le centre capiBiblioteca Gino Bianco 361 taliste du monde et les régions dites aujourd'hui « sous-développées ». A partir de 1919, Kautsky, Bauer, Renner et Hilferding étudient les problèmes de la socialisation qui se posent pour la première fois sous une forme tangible. Entre 1920 et 1930 la contribution des épigones équilibre sensiblement celle des fondateurs et à partir de là, Marx et Engels joueront dans la théorie économique marxiste actuelle un rôle analogue à celui de Ricardo et Sismondi dans les théories de Marx. Constatation encore renforcée par le fait que les marxistes russes, s'attaquant à la même époque aux problèmes de la N.E.P. (nouvelle politique économique, J92l-1~28), eurent à analyser une structure econonuq~e absolument inédite, caractérisée par la coexistence, la compénétration et l'interaction d'un secteur étatique et d'un secteur relativement libre comprenant toute l'économie rurale, outre la majeure partie du petit commerce. C'était avant l'omnipotence de Staline : sur le plan des recherches économiques, la liberté d' expression était alors assez large, et Boukharine, Préobrajenski, Léontiev, Khmelnitskaïa, Motylev et Dachkovski assumaient cette tâche honnêtement, en marxistes, mais devant un état des choses qui n'avait plus rien de commun avec l'écon_omie capitaliste connue de Marx. De leur science économique appliquée à une formation sociale nouvelle, Staline ne put avoir raison qu'e~ faisant assassiner ses représentants. Depms, il n'y a plus de science économique, ni marxiste ni autre, dans l'Union soviétique. Maintenant que l'œuvre de Marx et Engels est dépassée par celle de la génération suivante, l'appellation de « marxiste » ne s'impose plus pour la science économique qui se rattache au Capital. Si le terme s'est pourtant conservé jusqu'à nos jours malgré le discrédit dont le frappe le totalitarisme soviétique, c'est qu'il y a nombre de continuateurs dont la riche contribution est trop variée et disparate pour être réductible à un dénominateur commun. • EN PARTANT de la réalité de son temps, Marx s'est livré à une double abstraction : il éliminait les éléments relevant du 1nilieu précapitaliste dans lequel le capitalisme adolescent se frayait son chemin, et il réduisait les manifestations complexes de l'ordre capitaliste à un nombre relativement limité de concepts caractérisant son essence. Il put ainsi présenter un capitalisme « pur », non altéré par des interférences exogènes, et en étudier le fonctionnement pour ainsi dire en vase clos. Ayant dégagé les earties constitutives du mécanisme capitaliste, il scrutait les modifications intervenant dans leurs rapports de grandeur au cours d'un développement dynamique sans précédent dans l'histoire.

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