Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

E. RENAN Des idées vagues qu'on se fait sur ce point résultent beaucoup de faux jugements et même des erreurs pratiques quelquefois assez graves. Toute personne un peu instruite des choses de notre temps voit clairement l'infériorité actuelle des pays mus11lmans, la décadence des États gouvernés par l'islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation. Tous ceux qui ont été en Orient ou en Afrique sont frappés de ce qu'a de fatalement borné l'esprit d'un vrai croyant, de cette espèce de cercle de fer qui entoure sa tête, la rend absolument fermée à la science, incapable de rien apprendre ni de s'ouvrir à aucune idée nouvelle. A partir de son initiation religieuse, vers l'âge de dix ou douze ans, l'enfant musulman, jusque-là quelquefois assez éveillé, devient tout à coup fanatique, plein d'une sotte fierté de posséder ce qu'il croit la vérité absolue, heureux comme d'un privilège de ce qui fait son infériorité. Ce fol orgueil est le vice radical du mus11lman. L'apparente simplicité de son culte lui inspire un mépris peu justifié pour les autres religions. Persuadé que Dieu donne la fortune et le pouvoir à qui bon lui semble, sans tenir compte de l'instruction ni du mérite personnel, le musulman a le plus profond mépris pour l'instruction, pour la science, pour tout ce qui constitue l'esprit européen. Ce pli inculqué par la foi nius11lmane est si fort que toutes les différencesde race et de nationalitédisparaissentpar le fait de la conversion à l'islam. Le Berber, le Soudanien, le Circassien, le Malais, !'Égyptien, le Nubien, devenus musulmans, ne sont plus des Berbers, des Soudaniens, des Égyptiens, etc., ce sont des musulmans. La Perse seule fait ici exception; elle a su garder son génie propre; car la Perse a su prendre dans l'islam une place à part; elle est au fond bien plus chiite que musulmane. Pour atténuer les fâcheuses inductions qu'on est porté à tirer de ce fait si général contre l'islam, beaucoup de personnes font re~~rquer '\ue cett_e décadence, après tout, peut n etre qu un fait transitoire. Pour se rassurer sur l'avenir, elles font appel au passé. Cette civilisation musulmane, maintenant si abaissée, a été autrefois très brillante. Elle a eu des savants, des philosophes. Elle a été, pendant des siècles, la maîtresse de l'Occident chrétien. Pourquoi ce qui a été ne serait-il pas encore ? Voilà le point précis sur lequel je voudrais faire porter le débat. Y a-t-il eu réellement une science musulmane, ou du moins une science admise par l'islam, tolérée par l'islam ? Il y a dans les f~ts qu'on allègue une très_réelle part de vérité. Ow, de l'an 775 à peu près, Jusque vers le milieu du x111e siècle, c'est-à-dire pendant cinq cents ans environ, il y a eu dans les pays musulmans des savants, des penseurs très distingués. On peut même dire que, pendant ce temps, le monde musulman a été supérieur, pour la culture intellectuelle, au monde chrétien. Biblioteca Gino Bianco 355 Mais il importe de bien analyser ce fait pour n'en pas tirer des conséquences erronées. Il importe de suivre siècle par siècle l'histoire de la civilisation en Orient pour faire la part des élé- . . , , . . , ments divers qw ont amene cette supenor1te momentanée, laquelle s'est bientôt changée en une infériorité tout à fait caractérisée. Rien de plus étranger à tout ce qui peut s'appeler philosophie ou science que le premier siècle de l'islam. Résultat d'une lutte religieuse qui durait depuis plusieurs siècles et tenait la conscience de l'Arabie en suspens entre les diverses formes de monothéisme sémitique, l'islam est à mille lieues de tout ce qui peut s'appeler rationalisme ou science. Les cavaliers arabes qui s'y rattachèrent comme à un prétexte pour conquérir et piller furent, à leur heure, les premiers guerriers -du monde ; mais c'étaient assurément les moins philosophes des hommes. Un écrivain oriental du x111e siècle, Abou! Faradj, traçant le caractère du peuple arabe, s'exprime ainsi : « La science de ce peuple, celle dont il se faisait gloire, était la science de la langue, la connaissance de ses idiotismes, la texture des vers, l'habile composition de la prose ... Quant à la philosophie, Dieu ne lui en avait rien appris, et ne l'y avait pas rendu propre. » Rien de plus vrai. L'Arabe nomade, le plus littéraire des hommes, est de tous les hommes le moins mystique, le moins porté à la méditation. L'Arabe religieux se contente, pour l'explication des choses, d;un Dieu créateur, gouvernant le monde directement et se révélant à l'homme par des prophètes successifs. Aussi, tant que l'islam fut entre les mains de la race arabe, c'est-à-dire sous les quatre premiers khalifes et sous les Omeyyades, ne se produisit-il dans son sein aucun mouvement intellectuel d'un caractère profane. Omar n'a pas brûlé, comme on le répète souvent, la bibliothèque d'Alexandrie ; cette bibliothèque, de son temps, avait à peu près disparu; mais le principe qu'il a fait triompher dans le monde était bien en réalité destructeur de la recherche savante et du travail varié de l'esprit. Tout fut changé quand, vers l'an 750, la Perse prit le dessus et fit triompher la dynastie des enfants d'Abbas sur celle des Beni-Omeyya. Le centre de l'islam se trouva transporté dans la région du Tigre et de !'Euphrate. Or ce pays était plein encore des traces d'une des plus brillantes civilisations que l'Orient ait connues, celle des Perses Sassanides, qui avait été portée à son comble sous le règne de Chosroès Nouschirvan. L'art et l'industrie florissaient en ces pays depuis des siècles. Chosroès y ajouta l'activité intellectuelle. La philosophie, chassée de Constantinople, vint se réfugier en Perse ; Chosroès fit traduire les livres de l'Inde. Les chrétiens nestoriens, qui formaient l'élément le plus considérable de la population, étaient versés dans la science et la philosophie grecq_ues; la médecine était tout entière entre leurs mains ; leurs évêques étaient des logiciens, des géomètres. Dans les épo-

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