Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

M. RICHARD une fois encore que le chemin déjà parcouru est considérable ; pour en prendre conscience, il n'est que d'imaginer notre étonnement (notre incrédulité) en 1939 si l'on nous avait dit que moins de vingt ans plus tard la France et son ennemie l'Allemagne seraient les piliers essentiels d'une communauté européenne. Quant à la multiplicité des associations, quoi de plus naturel ? Faisons la part de celles qui se créent ou persévèrent en fonction des vues particulières de leurs fondateurs et dirigeants. Il en est d'inutiles, la plupart sont nécessaires : diverse dans ses nations, l'Europe reste diverse dans ses préoccupations. Il fallait bien que se constituassent des mouvements répondant aux aspirations fondamentales, aux grands courants de pensée nés en Europe et qui composent peutêtre son originalité principale à l'égard des autres continents. « Cap de l'Asie », oui ; mais sur ce cap sont nés la pensée grecque, l'ordre romain, le christianisme (entendons le christianisme « structuré»), le naturalisme de la Renaissance, les L11mières, la pensée libérale, le socialisme; mais sur ce cap s'affrontent dans un dialogue fécond la Tradition et le Progrès, la Conservation et la Révolution, la Droite et la Gauche. Là encore, l'Europe serait à plaindre si un seul mouvement militait pour son unité ; elle nierait alors elle-même son être et sa raison d'être, en tant que vivant refus de l'unification, de la massification., du totalitarisme. Nous avons doncet davantage en France, comme il fallait s'y attendre - des associations européennes qui sont de gauche, du centre ou de droite, libérales, socialistes ou traditionalistes. Des partis ? Non, dans la plupart des cas. D'abord elles ont eu la sàgesse de se réunir dans une même maison, qui les abrite toutes et les incline à la coopération en faveur de leur objectif commun : l'union de l'Europe ; c'est le Mouvement Européen. Ensuite, et peut-être surtout, ces organisations, sans s'en apercevoir parfois, tendent vers un style fort différent du style de « parti ». A l'origine, sauf chez certains fédéralistes, l'arrière-pensée partisane était évidente (mais partisan est ambigu; disons plutôt, encore que le mot puisse déplaire, idéologique) : il s'agissait d'incliner l'Europe à être démocrate-chrétienne, ou libérale, ou socialiste. Aujourd'hui, ces préoccupations sous-tendent toujours l'action de la plupart des associations ; mais de plus en plus le pas européen a été franchi : la controverse prend souvent l'allure que les « jeffersoniens » et les «hamiltoniens» imprimaient à leurs discussions lors de la création des États-Unis. On veut savoir quel doit être le degré d' « intégration », si les organes communs seront plus ou moins puissants, s'il faut se lancer dans l'aventure d'une Constituante ou poursuivre méthodiquement la construction actuelle, etc. En bref, au moins autant que par les idées politiques « nationales », les militants européens se distinguent aujourd'hui à partir de leurs options fédéralistes : fédération, Biblioteca Gino Bianco. 327 confédération, répartition des compétences. Absorbés par leur combat quotidien et parfois leurs querelles, ils ne voient pas toujours que leurs divergences mêmes portent témoignage de l'Europe. Sans tenir la dialectique pour le moteur de l'esprit humain, on peut se féliciter de ces oppositions : au fur et à mesure qu'elle progresse, la construction de l'Europe et les idées qui l'ordonnent ne peuvent que s'y clarifier. * ,,. ,,. IL EST DIFFICILE,et peut-être impossible de dater les grands ébranlements de l'histoire. Juillet 1789, Octobre 1917 ? Mais les initiés disent : « C'est la surface de l'événement; au vrai, l'impulsion décisive vient du jour où, etc.». Toynbee soutient jusqu'à l'absurde que l'enchaînement des causes et des conséquences est indéfini, puisqu'on peut par exemple soutenir que la chute de la monarchie française est imputable à telle décision de Charles VII, ou de Louis le Gros. A la limite, aucune des dates que rappellent les manuels ne serait « authentique ». Nous n'essaierons donc pas de trouver l'origine exacte de l'Europe unie. Aristide Briand, Léon Bourgeois, la Sainte Alliance, Henri IV, Charlemagne, la bataille de Poitiers : les repères ne manquent pas dans les profondeurs ; mais ce qui compte en définitive, ce sont les faits que l'on peut voir, décrire, analyser, cette surface de l'histoire qui est sans doute sa vraie, sa seule substance. Alors n'hésitons pas à situer l'Europe : elle est née à La Haye, en mai 1948. Dans son ..discours de Harvard, en juin 1947, le général Marshall avait offert aux pays européens l'aide de l'Amérique, qui allait populariser son nom - sous la condition que les bénéficiaires s'entendent, harmonisent leurs économies, coopèrent dans la production et la distribution ainsi que dans la consommation. On sait qu'à cette occasion s'est formée l'Organisation Européenne de CoopérationÉconomique qui devait en principe préparer cette union de peuples affaiblis et s'est révélée pendant des années comme un simple organe de distribution de l'aide américaine. A partir du moment où les États-Unis ont réduit, puis arrêté leurs dons et leurs prêts, l'O.E.C.E. est enfin devenue ce que le secrétaire d'État améric~n souhaitait qu'elle fût : un instrument de coopération et de progrès ; l'Union européenne des Paiements (destinée à simplifier le règlement des échanges intra-européens) ainsi que la libération des échanges par diminution des contingentements résultent de cette transformation. L'aide Marshall répondait à une double nécessité. D'une part l'Europe souffrait de faim et de froid et son économie était chancelante ; il fallait la remettre dans le circuit économique mondial pour éviter une catastrophe sans précédent. D'autre part, les États-Unis espéraient trouver en elle une partenaire solide ; alors en pleine reconversion, ils avaient besoin d'exporter. On les vit •

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