Le Contrat Social - anno II - n. 5 - settembre 1958

M. LEROY avait dans cette assez chimérique Salente, bâtie juste à niveau d'une jeune âme assez solitaire, rêveuse, que l'imagination tournait tout autrement, dans le même moment, à l'appel des Misérables, qui fut peut-être · le livre le plus lu du XIX8 siècle. Singulières heures pour cet enfant, bientôt cet adolescent, qui faisaient se rejoindre la rêverie fénelonienne et l'âpre humanitarisme romantique. - Que de choses dans une âme d'enfant; et combien sont aveugles ceux qui ignorent l'étonnante diversité qui habite en elle ! Nous avons puisé là, je pense, mes camarades et moi, les goûts et les sentiments divers qui ont cherché tant de fortes et de bizarres satisfactions au cours du siècle : besoin d'une grande réforme sociale, pitié pour l'enfant, l'ouvrier, le pauvre, le bagnard, la prostituée. Sans critique, nous avons confondu le pauvre et le criminel, sans nous rendre compte de l'insolence de tels rapprochements. C'est par Hugo que s'est répandue l'idée que le peuple est une divinité infaillible : on le savait avant Les Misérables - en partie peut-être par les Girondins de Lamartine - mais mal ; on ne l'a bien su qu'à partir du roman de Hugo, dont le titre confond sous le regard de Dieu toutes les misères, celles du chômage, de la vieillesse, de la maladie et du crime. Victor Hugo a écrit là un livre singulier où il y a du roman policier, de l'histoire, de la révolution, de l'amour; extraordinaire épopée démocratique - le poème de la charité, a écrit Baudelaire - qui, en inspirant la pitié sociale, a porté le lecteur au sentiment qu'il a un devoir social à remplir ; il lui a insufflé les ardeurs qui l'exciteront à l'action : la révolte contre le présent et l'espérance en un avenir enfin apaisé, heureux. Ce livre n'a paru trop long qu'à certains de mes camarades; en général, ils l'ont goûté ; j'avoue qu'il ne m'a , pas amuse. Mais voici de plus profondes et durables influences. Dans la bibliothèque de mon père, je trouvai le célèbre Exposé de la doctrine saintsimonienne : ce fut ma grande et passionnée lecture qui, plus qu'Hugo, me donna la curiosité du social. On voit ici quatre flots se joignant : l'hùmanitarisme populaire d'Hugo, l'historicisme bourgeois des saint-simoniens, l'aristocratie paternelle de Fénelon, le déterminisme positiviste de Taine. N'avons-nous pas là, visibles, grandioses, devant les yeux, les grands courants qui fournissent quatre des dominantes caractéristiques sociales du XIX8 siècle ? Près de Saint-Simon, je dois plus qu'une mention, un souvenir reconnaissant à Proudhon, dont La Justice dans la Révolution et dans l'Église se trouvait également dans la bibliothèque de mon père : ce qu'il y avait d'indiscipliné dans LesMisérables fut comme surexcité par les grands thèmes critiquesde ce livre si riche idéologiquement et dans lequel, à la différencedes ouvrages de Taine, palpitaitl'âpre et souffrantepersonnaBiblioteca Gino Bianco 283 lité d'un génie profondément humain. Quel magnifique pamphlet contre l'égoïsme des satisfaits ! Flaubert, France, ont joué aussi leur rôle, mais plus tard, leur influence devant se manifester sur mon esprit et celui de mes camarades moins comme inventeurs d'histoires romanesques, si singulière puisse paraître la distinction, que comme observateurs sociaux, commes les introducteurs à des explications rejoignant les critiques de SainteBeuve et de Taine, les rêveries sociales de Fénelon, les audacieuses prévisions humanitaires des saintsimoniens et de Hugo. J'étais marqué, comme tant de mes camarades, du signe social. Tout, en convergeant vers ce côté, ne put qu'aider à ' accentuer .notre caractere. Ce n'est pas à dire que nous n'eussions, aussi, des curiosités et même des ardeurs littéraires. Les vers de Chénier, de Hugo, de Lamartine, de Baudelaire, de Leconte de Lisle, mettaient dans ces influences une note d'art qui vibrait intensé• ment en nous ; on y ajoutera, pour être complet, les vers de Verlaine ; j'ai lu, en seconde, ses Poètes maudits qui guida quelques étapes de mon imagination vers les lieux désespérés où nous avaient déjà conduits Les Misérables, lus depuis longtemps. L~influence religieuse fut de peu de portée sur mes camarades et moi; mais je dois ajouter que nous aimions nos aumôniers, esprits sensibles et droits qui, assez étrange tendance, cherchaient moins à nous rendre pieux qu'à nous inciter à la réflexion personnelle. Les sermons de l'un d'eux étaient purement philosophiques ; le nom de Lachelier y revenait constamment, suspendant au-dessus de nos têtes un mystère métaphysique dont nous percevions, à sa voix, la beauté abstraite plus que nous n'en sentions l'effusion religieuse. Le Disciple nous laissa froids ; il n'entama pas notre admiration pour Taine; le peu qu'osa nous en dire notre professeur de rhétorique nous confirma dans notre indifférence à l'égard d'un livre qui n'eut du retçntissement que beaucoup plus tard, lors de L'Etape, dont il parut, à ce moment, aux admirateurs de Paul Bourget, comme l'avant-coureur nécessaire. D'AUTRESont reçu l'empreinte de Barrès ; je l'ai fui, comme d'instinct, fort antipathique à un talent dont, par la suite, je n'ai jamais pu admirer que l'extérieur, la musique de son style si magiquement sensible. Pour l'aimer, .et le plaindre, j'ai dfi attendre les Cahiers d'où, enfin, a jailli, émouvant, un cri humain sincère, l'aveu d'une souffrance intérieure que ses haines politiques et religieuses avaient si bruyamment couverte pendant toute sa vie. Passe pour des Camille Desmoulins, des Hébert, des Rochefort, des Veuillot, des Drumont, des Utbain Gohier : mais l'auteur d' Un homme libre I Tout jeune,

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