282 porté vers ces belles constructions qui abondent dans son œuvre, parce qu'elles satisfaisaient cette volonté d'ordre logique que tant de pauvres esprits possèdent dès le début, à laquelle ils s'accrochent, parce que cette logique éloquente, pittc,resque, si sûre d'elle-même, semble donner des réponses péremptoires à leur besoin de certitude. Tout paraît si clair, si ordonné sous la plume du grand écrivain ·1 Ce ne fut qu'à la longue que l'expérience fit apparaître à mes yeux le factice de cette clarté, ce qu'il y avait de jeune, de trop continûment jeune, sous la plume de l' écrivain même arrivé à la maturité : en ce fort en thème, si j'ose dire, toujours resta quelque chose de scolaire, même lorsqu'il écrivit ses belles Originesde la France contemporaine, gâtant . , . , constamment par son 1ntemperant esprit systematique, à l'excès ordonné, de magnifiques dons d'observation, une exceptionne.lle curiosité historique. Il a cherché l'humain ; il faut rendre cette justice à ce noble esprit ; trop souvent, malheureusement, il n'a proposé qu'une généralisation abstraite là où, cependant, les matériaux qu'il avait patiemment amassés eussent dû l'amener à faire concret, divers et même incertain. A l'opposé de Taine surgit, dans mon souvenir, Saint-Beuve, l'homme des nuances, hostile par réflexion et par tempérament à ces généralisations qui charmaient tant de Français nourris oratoirement de belles-lettres. Pas d'esprits plus irréductibles l'un à l'autre que l'auteur des Lundis et celui des Essais de critique: cependant pleins de courtoisie l'un envers l'autre, s'estimant, s'admirant sincèrement, ils ne se pénétrèrent jamais, l'âme de Sainte-Beuve n'ayant jamais eu cette élégance éloquente qui frappe tant chez Taine. Sainte-Beuve savait ce que Taine ignorait, l'à-peu-près des choses, le peu de caractère des esprits ; et .c'est fausser ceux-ci que de vouloir les ramener à la constance, fût-ce dans le mal et le crime. Et c'est parce qu'il savait tout cela qu'il a écrit une œuvre si vivante, qui ne choque jamais l'expérience toujours un peu désenchantée du lecteur réfléchi, qui se souvient. Heureux ceux qui ont pu échapper à Taine, je veux dire à cet esprit systématique que Taine a personnifié avec tant d'éclat, au moment où positivisme, socialisme, naturalisme exprimaient tant de certitudes sans solide fondement. Sainte-Beuve, lors de ma jeunesse, était peu lu, plus estimé que suivi ; l'Université, sans le rejeter, ne le lisait guère, faisant beaucoup plus fond sur Nisard, Saint-Marc Girardin, Villemain, Géruzez, Morlet, qui remplissaient nos bibliothèques de classe où je n'ai jamais rencontré un seul livre du lundiste. C'est à un hasard heureux que je dois d'avoir connu Sainte-Beuve, en un temps où il n'était plus__qu'un nom. Maintenant qu'il a retrouvé l'autorité que lui avaient fait perdre ses opinions politiques, d'ailleurs màl comprises, doit-on rester étonné d'un tel ostracisme ? Les Lundis ne cadraient pas, il est vrai, avec la psychologie superficielle de ces excellents Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRE critiques universitaires :; ses articles subtils et profonds dépassaient, par leur richesse, leur nuance historique, les capacités de l'esprit universitaire moyen encore trop dépendant des grandes simplifications cousiniennes qu'avait si fort en abomination l'historien de Port-Royal, et Taine lui-même, d'ailleurs. Dans chaque bibliothèque de classe, il y avait, à côté des livres de Villemain et de ses émules, au moins un exemplaire de Du Vrai, du Beau et du Bien que, à ma honte, j'avoue n'avoir jamais eu, en ces temps lointains, la curiosité de lire, quoique j'aie eu (ou : parce ·que j'ai eu) pour professeur de philosophie le dernier cousinien dont je revois la silhouette sèche, maigre, le visage blafard, la grave redingote un peu verdie : un homme qui, peut-être, n'a jamais souri. Parlant· sans notes, il regardait naître au fond de lui d'étiques idées ; et nous étions ·devant lui, ce maître de jeunes gens, comme si nous n'étions pas. Comment expliquer . que lés grands pédagogues universitaires aient pu confier à un tel homme tant de générations ? Et combien en était-il qui ressemblaient à cet être excellent, j'en suis persuadé, mais si grognon, si indigent, si froid, si étranger aux obscures curiosités .qui nous tourmentaient ? Taine arrivait à nous par ses lèvres; nous ignorions qu'il souriait peu, son œuvre souriait pour lui. Plus nous écoutions notre professeur, plus Taine nous enthousiasmait par ses belles sonorités verbales, par ses descriptions si vives, si colorées, par la magnificence de sa logique. L'inutile discoureur qui nous enseignait la philosophie nous eût à jamais dégoûtés de la méditation et de l'action si le feu sacré qui brûle au fond de toute âme juvénile n'eût été excité par d'heureuses curiosités natives, par des lectures extra-philosophiques, par le frottement ~es choses et des gens qui est beaucoup plus mtense, dans les années de début, que le silence, la timidité de l'adolescence ne le laissent, en général, deviner. Un jour, nous reç1îmes la visite d'un jeune philosophe, depuis lors parvenu à une grande notoriété, Lalande : il nous parla, · éveilla ·notre imagination ; ce fut comme un éblouissement ! Donc, nous pouvions être philosophes ! Je revois, comme si c'était chose d'hier, son sourire gracieux. AVEC Sainte-Beuve, avec Taine, qu'y eut-il dans ma formation intellectuelle ? Le livre qui, au XVIIIe siècle, fut peut-être le plus apprécié, c'est Télémaque; je l'ai retrouvé, plus tard, dans les imaginations de Charles Fourier; je l'ai lu et relu, vraiment charmé, vers dix ou douze ans, me remplissant l'âme sans que je m'en rendisse compte, on le pense bien, de curiosité sociale ; bien plus, insinuant dans mes fibres, page après page, l'espérance en un bonheur futur, celle d'une grande 11mitié entre tous les humains, Fénelon m'a appris à étudier avec politesse et bonne grâce toutes les rêveries sociales. Quelle douceur il .Y
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