Le Contrat Social - anno II - n. 5 - settembre 1958

274 travailleurs intellectuels (y compris les ex-ouvriers autodidactes), couche sociale prête à s'entendre avec le capitalisme pourvu que ce dernier, par l'extension des libertés politiques et des institutions démocratiques en général, lui permette d'occuper des emplois avantageux, soit dans le mouvement ouvrier, soit dans les institutions culturelles, économiques et politiques • extstantes. 5. Les travailleurs intellectuels constituent une couche sociale ascendante privilégiée qui se taille une place au soleil aux dépens des vieilles classes possédantes des propriétaires fonciers et des capitalistes. Une éducation supérieure constitue leur « capital » spécifique, source de leur revenu supérieur, actuel ou potentiel. La première étape de leur domination est la démocratie politique - la nationalisation des industries sera la suivante. Pour atteindre ces objectifs, il leur faut le soutien des travailleurs manuels. Ayant gagné la confiance des ouvriers par l'aide apportée au début de l'ère industrielle à leur lutte pour de meilleurs salaires, et en faisant miroiter devant eux l'idéal socialiste de l'égalité, les intellectuels déclassés ou mécontents font des travailleurs manuels leurs instruments et leurs dupes. 6. La société « sans classes » que promettent les intellectuels n'a qu'un sens de propagande, comme une sorte de religion prolétarienne, non comme un objectif de lutte pour la génération présente. Le but auquel aspirent vraiment les partis qui se réclament du socialisme est en réalité un système hiérarchique de mainmise étatique sur toutes les industries, les capitalistes cédant la place à des fonctionnaires, des directeurs et des ingénieurs dont les traitements, bien supérieurs aux salaires du travail manuel, sont la marque d'une nouvelle classe dirigeante privilégiée absorbant dans ses rangs aussi bien les ci-devant capitalistes que les ouvriers autodidactes sortis du rang. 7. L'introduction de ce système se présente à ses bénéficiaires comme un processus de transition graduelle écartant toute idée de révolution violente. (Makhaïski élaborait ses vues au tournant du siècle, dans les jours paisibles d'un capitalisme florissant. A l'époque, l'intellectuel ou le technicien révolté, chômeur ou mal payé, du milieu du x1xe siècle, ne constituait plus un phénomène de masse, hors quelques pays arriérés comme la Russie, la Pologne russe et l'Espagne. Le phénomène devait réapparaître à la suite de la première guerre mondiale, lorsque des catégories de « prolétaires en faux-col» sans emploi ou mal payés commencèrent à se rallier en masse à l'évangile léniniste de révolution mondiale immédiate et anticapitaliste. Mais en 1899 il n'existait parmi eux aucune tendance d'anticapitalisme révolutionnaire organisé telle que le sont les partis communistes actuels.) En bref, au tournant du siècle, un obscur révolutionnaire polonais anticipait sur ce qui allait devenir un truisme quelques dizaines d'années plus tard, à savoir : primo, que les socialistes démocrates étaient au fond des libéraux de gauche, des réformateurs sociaux ; secundo, que dans un État collectiviste, tel qu'il devait être réalisé en Russie moins de vingt ans après la prédiction, les fonctionnaires, les directeurs et les techniciens constitueraient la nouvelle classe dirigeante. La plupart de ces idées furent exposées par Makhaïski dans un opuscule polycopié et intitulé L'Évolution de la social-démocratie, publié en Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Sibérie illégalement en I 898-1899 et qui devint ensuite la première partie de L' Ouvrier intellectuel. 3 . Un logicien détaché des choses de ce monde, assimilant et acceptant l'analyse de Makhaïski, aurait conclu à l'utopisme fondamental de l'« émancipation prolétarienne» et de la « société sans ·classes» qui devait en résulter. Car le mouvement socialiste, avec sa base ouvrière sans instruction et sa direction recrutée dans les professions intellectuelles et parmi les ex-ouvriers autodidactes, était voué à servir les intérêts d'une nouvelle classe dirigeante et exploiteuse. Ce n'était pas ainsi que raisonnait Makhaïski. Avant d'être logicien, il était révolutionnaire. 11 escomptait, de son vivant même, le succès d'une révolution anticapitaliste universelle. Au lieu de conduire sa pensée à sa conclusion logique - ce qui aurait devancé d'une douzaine d'années la théorie pessimiste de Robert Michels sur la « loi d'airain de l'oligarchie » - Makhaïski n'introduisait dans la théorie marxiste qu'un correctif circonstanciel. Comme remède nécessaire à l'opportunisme qui pousse les partis socialistes vers la collaboration des classes, il voyait une « organisation mondiale de la classe ouvrière, sa conjuration internationale et son action concertée », seul moyen cc lui permettant d'établir sa domination, sa dictature révolutionnaire, et d'organiser la conquête du pouvoir politique » 4 • Cette future « conquête du pouvoir politique » à réaliser par la « classe ouvrière» était en contradiction avec la thèse sociologique fondamentale de Makhaïski, laquelle n'admet ni pour les pri- _vilégiésde l'éducation la possibilité de renoncer à leurs aspirations non-égalitaires, ni pour les travailleurs manuels celle d'exercer des fonctions gouvernementales. Supposer que les intellectuels ou les autodidactes du nouveau gouvernement révolutionnaire, recrutés, sélectionnés et surveillés par le mouvement de Makhaïski, seraient audessus de ces tentations, implique une inconsé- . quence -théorique. Comme si un philosophe écrivant un traité dans le sens du scepticisme ou de l'agnosticisme concluait en proclamant sa propre divinité et son infaillibilité. · Que ce soit dû à l'incompatibilité de ce programme avec sa propre analyse critique ou à des considérations purement tactiques afin de ne pas repousser les anarchistes et les syndicalistes qu'il espérait gagner à ses vues, le fait est qu'après son évasion de Sibérie en 1903, Makhaïski renonça (mlis sans jamais la répudier explicitement) à sa formule de « dictature révolutionnaire ». Dans ses écrits ultérieurs, il se borna à préconiser une 3. Édit.é sous le pseudonyme d'A. Volski. 4. A. Volski, Oumstvenny rabotchi (L'Ouvrier intellectuel), Genève, 1905, 1re partie, p. 30. ·

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