264 menacé par les insurgés de Juin. Devenue l'instrument des ambitions de Louis-Napoléon, elle accéda à une situation prestigieuse en remerciement des services rendus. Disqualifiée par les désastres de 1870, elle fut à nouveau, après qu'elle eut écrasé la Commune, la pierre angulaire du conservatisme social. Étrangère aux querelles dynastiques auxquelles s'abandonnaient alors les différentes fractions monarchiques, elle apparut comme incarnant cet « Ordre moral » qui était leur aspiration commune. L'armée de métier légua à l'armée nationale, fondée sur le principe du service obligatoire, le rôle de gardien vigilant, non seulement des frontières de· la patrie, mais aussi d'une société qui avait conscience de n'avoir , " ' . . survecu que grace a son mtervennon. Pour remplir cette mission de salut public., toute imprégnée de sacré, la France n'a pas alors de noblesse militaire comme la caste des junkers prussiens. De 1815 à 1860 l'aristocratie boude l'armée, qu'elle accuse d'avoir été mise au monde par Bonaparte, le « jacobin botté». En dehors d'un petit noyau de noblesse provinciale, les officiers de carrière sont recrutés en majorité dans la bourgeoisie ; un tiers d'entre eux provient du rang. Ainsi, comme le remarque Girardet, la vocation des armes « ne se lie à aucun héritage moral, ne s'intègre dans aucun système héréditaire de valeurs et de devoirs. Fait primordial pour la compréhension de la conscience militaire de la France bourgeoise du x1xe siècle» 16 • Cependant cette armée dont le recrutement est un fidèle reflet de la société civile est « antibourgeoise », comme l'affirme le général Thomas, collaborateur de Gambetta 17 • <, Sauveur» de la société, elle la méprise et se croit d'une essence supérieure à la masse des civils - les bourgeois - qui s'agenouillent devant elle quand ils s'imaginent être en danger. Société fermée sur elle-même, l'armée entretient par son organisation l'isolement qu'elle juge indispensable à sa mission. Un officier du second Empire écrit : « Des lois particulières, des traditions, des usages, des préjugés même habilement entretenus, tendent au même but : briser tous les liens qui unissent l'armée à sa source, tous, jusqu'aux plus tenaces. » 18 A l'intérieur, le souci de ne jamais isoler le soldat de ses camarades et de détruire en lui tout germe d'individualisme va jusqu'à l'absurde : le lit à deux, la gamelle collective sont obligatoires. Lorsqu'en 1852 la gamelle individuelle est autorisée, un inspecteur de l'armée, le général Noizet, proteste contre ce nouvel usage, jugeant qu'on avait « déjà trop 16. La Société militaire, p. 86. Les mots en italique sont souli~és par nous. 17. La Transformation ds l'armée français,. Cité par Girardet, p. 87. 18. L' Armée dans la sociétl moderne. Cité par Girardet, p. 88. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL sacrifié dans l'armée aux idées philosophiques » (sic) 19 • Dans cette « cohésion » militaire plus physique que morale, le taux des suicides est de trois fois à cinq fois plus élevé que dans la société civile de la même époque, ce que Durkheim explique par la perte de personnalité consécutive à un dressage trop long et trop rude. Les suicides ont diminué régulièrement depuis les dernières années du xrxe siècle, à mesure que le dressage physique faisait place à des méthodes plus respectueuses de la personne humaine. Soldats et officiers sont des nomades qui ne doivent pas s'acclimater dans une région donnée où ils pourraient lier des relations avec la population, car « le contact de l'uniforme et de la blouse ne vaut rien », écrit le général de la MotteRouge 20 • En conséquence, l'armée est surtout composée de célibataires : à peine vingt pour cent des officiers sont mariés. Le mariage est d'ailleurs soumis à des conditions restrictives comme l'autorisation hiérarchique et l'obligation d'un minimum de dot pour la future épouse, obligation qui ne fut supprimée qu'en 1900. Plus généralement, la vie de l'officier est si réglementée que « ni ses gestes ni ses sentiments les plus dérobés n'échappent au minutieux et incessant contrôle de la hiérarchie » 21 • Enfin le contrôle instaure des habitudes de promiscuité, car le soldat ne doit pas s'isoler au sein de la société militaire. Il devient ainsi accessible à l'esprit militaire, qu'il ne faut pas confondre avec l'esprit patriotique. L'esprit militaire est l'aspect psychologique de la discipline et se résume dans l'obéissance passive librement acceptée et parfaitement adaptée au rôle du soldat. Il est évidemment incompatible avec toutes les formes de l'esprit critique, qui suppose chez l'individu un dépassement de sa fonction, et à plus forte raison avec l'esprit démocratique qui en est la systématisation parfois abusive. Le militaire novateur qui propose de déplacer une pierre de l'édifice est toujours plus ou moins suspecté de travailler, inconsciemment ou non, à sa ruine. Le ciment d'une telle société n'est-il pas dans la rigidité de ses parties ? · Cependant, une vocation militaire ne peut trouver de motifs suffisants dans un esprit qui se détermine par des règlements et des interdits; elle implique un goût de l'aventure ou un désir de gloire incompatibles avec une existence en grande partie statique. Après l'aventure impériale, la vocation a trouvé un débouché dans l'armée _c~loniale, souve~~ étrangère ~ux règlements r1g1des et à l'obe1ssance passive. Ainsi, ~u x1:ee sjècle, le constraste est frappant entre 1 armee de la métropole et les troupes d'Algérie. La première est fonctionnarisée et la hiérarchie y est une pyramide abstraite. Les secondes res19. Cit, par Pierre Cba]rnin dans le n° 22 d'Actualit, d, l'histoire, p. 50. 20. Souvenirs et campagnes. Cité par Girardet, p. 89. 21. TémoiiDaie cité par Girardet, p. 91.
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