Le Contrat Social - anno II - n. 2 - marzo 1958

B.D. WOLFE plus seulement la direction, mais la possession complète de l'économie. Si les despotismes antérieurs se signalent par l'importance, parfois la prépondérance du rôle de l'État-propriétaire, de l'État-directeur, de l'Étatgestionnaire dans l'activité globale de la société - ce rôle, dans le système communiste, tend à devenir total, donnant ainsi à ce mot une signification nouvelle. Les régimes antérieurs représentaient le pouvoir total dans le sens d'un pouvoir unitaire, indivis, excluant tout élément significatif d' organisation indépendante. Désormais il ne s'agit plus seulement de pouvoir indivis, mais de pouvoir omniprésent [ all-embracing]. L'État ne se contente plus d'être « plus fort que la société»; il s'efforce maintenant de coïncider avec elle, il veut une coextension qui lui permette d'absorber dans son destin toute l'existence de la société. Les systèmes précédents admettaient certaines limitations à leurs capacités de tout gérer et de tout diriger, laissant par exemple à une population assujettie à la corvée la possibilité de se nourrir du . produit de petits lopins familiaux, d'exercer à titre particulier les arts ou les activités artisanales qui ne présentaient pas d'intérêt direct pour l'État, de se livrer au commerce de certaines marchandises. Ces despotismes-là admettaient même, sous l'œil vigilant de l'autorité, la démocratie communale dans les villages ; c'est ce que Wittfogel nomme fort justement la « démocratie des mendiants». Par contre, le nouveau totalitarisme vise à la fragmentation et à l'atomisation intégrales de la société, il entend encadrer jusqu'au dernier hameau dans son système centralisé, et finir par enlever au kolkhozien la parcelle qui lui reste du lopin qu'on lui avait d'abord laissé. · Pour la première fois un système de pouvoir total (au sens de ·puissance indivise et incontestée) aspire à être « totaliste » ou « totalitaire » (au sens d'un pouvoir omniprésent). Il s'agit de passer de l'État plus fort que la société à l'État qui coïncide avec elle. 4. Des leçons de l'hitlérisme LA COMPARAISONentre le communisme et les autres totalitarismes modernes est peu féconde. Pour des raisons historiques et matérielles, le fascisme italien fut « totalitaire » d'intention bien plus que de fait; quant au national-socialisme allemand, dont la convergence avec le communisme stalinien est hautement significative, il n'a pas duré assez longtemps pour compléter son évolution. Les douze années de l'expérience hitlérienne suffisent cependant pour dissiper certaines illusions concernant le totalitarisme, système que d'aucuns considèrent comme incompatible avec la complexité des sociétés évoluées. Il n'est pas rare, par exemple, d'entendre affirmer que le monopole absolu d'un pouvoir embrassant la vie et l'activité sociales sous tous ses aspects est impossible dans les conditions matérielles et intellectuelles créées par l'industrie moderne et le Biblioteca Gino Bianco progrès technique. Or, -au moment où elle s'est ralliée à un régime totalitaire, l'Allemagne était le pays européen le plus avancé sur le plan industriel et technique. D'ailleurs, s'il est une condition sans laquelle le totalitarisme moderne est impossible, c'est précisément la technologie contemporaine, avec ses moyens de communication universels, ses transmissions presque instantanées d'informations et de commandements, sans parler de la mobilité inouïe qu'elle communique aux forces armées, transportables à chaque instant de n'importe quel point du pays à n'importe quel autre. Ce sont précisément les divers procédés modernes d'endoctrinement, d'enrégimentement et de conditionnement des masses qui permettent, pour la première fois, au pouvoir total (non divisé) de s'élever jusqu'à l'ambition totaliste d'un pouvoir omniprésent. N'EST-CEPASlà ce que Herzen redoutait? « Un jour, prédit-il, Gengis Khan nous reviendra avec le télégraphe. » Si le pouvoir total tend à s'instaurer là où l'État est plus fort que la société, le pouvoir « totaliste » ne peut rayonner loin et s'enraciner profondément que là où l'État est à la fois plus fort que la société et en possession de toutes les ressources de la technologie moderne. Guère plus défendable n'est l'idée, étroitement liée à l'illusion d'une incompatibilité entre le totalitarisme et l'outillage le plus perfectionné, selon laquelle un tel système est, « à la longue», inconciliable avec l'instruction généralisée du peuple, le niveau élevé de l'enseignement professionnel et un large accès à l'enseignement secondaire et supérieur. Là encore, le cas de l'Allemagne va rappeler que le totalitarisme s'est imposé dans un pays qui se distinguait par un niveau extrêmement élevé de la culture générale et des connaissances techniques. Une nation se situant à l'avant-garde de l'humanité civilisée a adopté le nazisme alors qu'elle ne comptait pas d'illettrés et possédait une élite nombreuse de savants, d'érudits et de bacheliers. Tout s'est passé comme si le viol des foules par la propagande était favorisé par un haut degré de civilisation industrielle. Alors que dans les sociétés qui ignorent encore l'écriture, de longs combats sont nécessaires, puis l'élaboration infiniment lente d'une tradition, pour amener le peuple à prendre le pli de l'obéissance au pouvoir central absolu et du travail aux ordres d'une bureaucratie cléricale-administrative, force est de constater que l'enseignement des idéologues nazis s'est répandu comme le feu dans la paille à travers une population qui savait lire, et fort bien. A vrai dire, c'était tout le contraire d'un obstacle, car le totalitarisme moderne exige que chacun sache lire pour pouvoir faire lire à tout le monde la même chose au même moment. Ce n'est pas par la capacité de lire, mais par celle de choisir entre des lectures diverses que l'esprit peut s'affranchir - condition nécessaire., mais non suffisante.

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