Le Contrat Social - anno II - n. 2 - marzo 1958

M. COLLINET Saint- Just a précisé, dans ses fragments posthumes, les contours de cette société nouvelle, homogène au point d'ignorer les voix discordantes : Les législateurs doivent faire en sorte que la question du bien général soit toujours clairenent posée, afin que tout le monde délibérant, pense, agi3se et parle dans le sens et le cercle de l'ordre établi. 14 Le bien général et l'ordre établi sont ainsi confondus. Tout adversaire, et même un critique timide, de l'ordre établi devient ipso facto un ennernj du Bien et ne peut être toléré à l'intérieur de la société. Celle-ci est totalitaire au sens moderne du mot, et manichéenne sur le plan éthique ou philosophique. Déjà, dans son rapport sur l'Être suprême, Robespierre avait bien posé le problème de sa religion manichéenne : « Le vice et la vertu font les destins de la terre : ce sont les deux génies opposés qui se la disputent. » 15 Il en avait déduit le rôle des institutions promises par Saint-Just et méditées par lui entre deux batailles : « Le but des institutions sociales c'est de les [les passions] diriger vers la justice qui est à la fois le bonheur public et le bonheur privé.» 16 Et pour prévenir ses adversaires de ce qui les attend, il ajoute cet exposé des motifs de la future loi de Prairial : « Le fondement unique de la société civile, c'est la morale! Toutes les associations qui nous font la guerre reposent sur le crime. » 17 La déduction est évidente : les institutions auxquelles aspire Robespierre seront les gardiennes du Bien ; elles recevront un caractère sacré, dont l'origine est dans la consécration officielle de l'Être suprême. Fondées sur. une :vertu aussi éternelle que le Dieu de Rousseau, elles 'participeront de cette éternité morale et de l'immobilité soéiale qu'une abstraction réalisée implique d'autant plus qu'elle est l'expression terrestre de la divinité naturelle. 18 Une société ne peut évoluer librement qu'en conclusion. de la critique de ses membres; si la critique de l'ordre établi est un àttentat. moral, il est improbable que cet ordre puisse se modifier sauf par les révolutions qui le brisent. Or, le but de Robespierre et de Saint-Just était justement d'éliminer cette possibilité, en identifiant le « bonheur » de chacun au « bonheur général». Toute critique ou à plus forte raison toute révolution aurait impliqué une rupture dans ce miraculeux équilibre et par conséquent la fin du système. 14. Institutions républicaines. 15. Discours du 18 floréal. Cf. cette idée du Vicaire savoyard : • Qu'est-il besoin d'aller chercher l'enfer dans l'autre vie? Il est dès celle-ci dans le cœur des méchants. » 16. Ibid. 17. Ibid. 18. Sur la morale reliaieuse de Robespierre, Jaurès icrit : • Le livre du monde va ~tre de nouveau fermé à tri_ple sceau et nul ne pourra sous peine de mort briser les scellés apposi1 par l'orthodoxie déiste sur l'univers. • (Histoire sociali1r, tÜ la Rlvolution francaise.) Biblioteca Gino Bianco • La religion d'État ROBESPIERRE et Saint-Just n'innovent pas. Rousseau avait déjà fait évoquer par le Vicaire savoyard la soumission humaine à l'Être suprême : Je ne sens plus en moi que l'ouvrage et l'instrument du grand :Être qui veut le bien, qui le fait, qui fera le mien par le concours de mes volontés aux siennes et par le bon usage de ma liberté ... J'acquiesce à l'ordre qu'il établit, sûr de jouir moi-même un jour de cet ordre et d'y trouver ma félicité, car quelle félicité plus douce que de se sentir ordonné dans un système où tout est bien ? Pour le Vicaire, le système en question est celui de la nature; pour Robespierre, il est politique;. et la communion avec la nature y devient l'adhésion au régime voué à l'Être suprême. Le « bonheur >i du citoyen se ramène à celui du Vicaire savoyard ; « Moi qui dois aimer par-dessus tout l'ordre établi par sa sagesse [celle de Dieu] et maintenu par s~ Providence, voudrais-je que cet ordre fût troublé pour moi ? Non, ce vœu téméraire mériterait d'être plutôt puni qu' exaucé. » Le manichéisme politique trouve ici sa source : toute divergence avec l'ordre instauré est un crime contre Dieu, contre l'État et contre l'espèce humaine : << ••• N'être pas content de mon état, c'est ne vouloir plus être homme, c'est vouloir autre chose que ce qui est, c'est vouloir le désordre et le mal. >i Le Vicaire savoyard n'admet aucune circonstanc~ atténuante : « Si je fais le mal, je n'ai point d'ex~ cuses. » Les lois de Prairial n'admettaient aucun~ . , circonstance attenuante, aucun m:)yen terme entre la liberté et la mort. Le bien et le mal y sont des rochers infrangibles et la société robespierriste exclut le mal comme la lumière chasse les ténèbres. Nous avons souligné que le crime inexpiable aux yeux du Dieu de Rousseau et de Robespierrè~ c'est de vouloir « autre chose que ce qui est ». Jl s'agit bien pour celui-ci, comme l'a dit Mallet du Pan, de « fermer l'abîme de la Révolution i> et de construire un monde statique et conservateur où les droits de l'homme ne sont plus que la façade pudique et philosophique des droits de la « morale i1 ou encore de l'État moralisé. La Profession de foi du vicaire savoyard ne pose que le problème - d'ailleurs fondamental - de l'homme et de la divinité. Pour l'appliquer à la sphère des relations humaines, il faut se référer au Contrat social et à sa notion équivoque de « religion civile ». A travers les réticences et les obscurités de Rousseau, il apparaît que la « religion civile» est le minimum que l'État doit exiger des citoyens « non pas comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquel~ il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle » 19 • Robespierre n'oublie pas d'insister sur cet aspect « utile » du dogme pour fortifier les << sentiments de sociabilité ». Et c'est là-dessus qu'insistent députés en mission ou agents municipaux, plus prudents 19. Du Contrat social. •

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