Le Contrat Social - anno I - n. 5 - novembre 1957

324 système totalitaire, une société qui a desserré à ce point les liens imposés par ce système ? La réponse, cela va de soi, dépend en quelque mesure des définitions adoptées. Si, par totalitarisme, l'on entend, comme nous sommes disposés à le faire, 1 un système politique poursuivant une large révolution sociale, à travers la contrainte et la violence qu'exerce sur la société un mouvement d' « avant-garde » imbu de certaines croyances doctrinaires - alors la réponse ne peut être qu'un« non» catégorique. Les attributs essentiels des totalitarismes modernes sont absents de la Pologne d'aujourd'hui. Le dogme léniniste - qui demeure l'idéologie officielle - s'est complètement désintégré sous les assauts répétés des intellectuels revenus à eux-mêmes, de la jeunesse désabusée, et des esprits enfin libérés du silence de la peur. Le bon sens, l'expérimentation et le pragmatisme se substituent à la rigidité doctrinale. Au lieu des bouleversements sociaux réclamés par le fanatisme totalitaire, et qui en régime communiste entraînent l'élimination des classes moyennes, la collectivisation forcée et l'industrialisation à . . ' . . outrance, nous assistons a une certaine extension du champ de l'initiative privée ; nous constatons la dissolution de 80 % des fermes « collectives » ; et le plan quinquennal fait l'objet d'un remaniement substantiel. Il n'est pas jusqu'aux instruments habituels des tournants imposés d'en haut, la force et la violence, qui n'aient été résorbés; la police secrète a été politiquement neutralisée, et un bon nombre de ses membres renvoyés à la vie privée (ils ont, paraît-il, grand-peine à trouver un emploi). Enfin le mouvement d' « avant-garde » (en l'espèce le Parti 1.1nifié des travailleurs polonais) est en pleine décomposition ; les conversations des éléments de base laissent l'impression bien nette que les autorités locales du Parti sont désorientées et déconsidérées. Ébranlées par les révélations des atrocités commises; inquiètes pour l'avenir; souvent même demeurées plus ou moins en sympathie avec les sentiments des masses, elles commencent à flancher. Dans un village où j'ai séjourné, les membres .de la cellule communiste, dans leur embarras, avaient eu recours, pour en faire leur guide « idéologique », à l'instituteur du village, membre du parti paysan ... Même au sommet du Parti, la façade monolithique, si caractéristique des régimes totalitaires, s'est profondément lézardée. Il est de notoriété publique en Pologne que Gomulka, avec son Politburo personnel, louvoie entre les deux tendances qui constituent sa majorité. L'une entend poursuivre la « démocratisation » du système, et l'autre, que l'on appelle couramment la clique Zambrowski (liée à l'appareil et sur laquelle Gomulka doit compter pour la transmission de ses directives) cherche à freiner au maximum cette démocratisation. On compte en outre, exclue de la direction nouvelle, la fraction de Natolin 1. Cf. Zbigniev Brzezinski : « T otalitarianism and Rationality », The American Political Science Review, septembre 1956. BibliotecaGinoBianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE (qui d'ailleurs désavoue l'étiquette de fraction); mais c'est là, une fois encore, un conglomérat assez peu homogène. Elle a ses propres cc modérés », dont le chef est Nowak, et dont le programme tient en trois points : reconnaissance de la primauté soviétique dans le camp du cc socialisme », suppression d'une bonne partie des libertés personnelles aujourd'hui rétablies en Pologne et politique inflationniste des salaires et des prix (destinée à servir de levier démagogique). L'aile la plus extrême, que dirigent Mijal et Mazur (agent, dit-on, du MVD) voudrait aller beaucoup plus loin : en plus du programme de Nowak, elle entend réintroduire la collectivisation forcée, mettre à la raison l'épiscopat, supprimer l'instruction religieuse, s'assurer de la personne de certains chefs de file intellectuels et, par dessus tout, intensifier la « lutte de classe », - entendez par là rétablir le règne de la police secrète. Il va sans dire que l'exécution de ce programme de réaction, qui n'irait pas sans un grand déploiement de violence, nécessiterait le soutien effectif des Soviets. 2 Caractériser la Pologne comme un pays placé sous le joug totalitaire serait méconnaître gravement, d'une part, la nature du régime actuel, d'autre part, les traits distinctifs du totalitarisme. 3 La Pologne est-elle donc en régime « démocratique »? La conclusion ne serait pas moins aventurée. Les attributs essentiels d'un système parlementaire brillent par leur absence ; le Sejm demeure un corps décoratif, et sa composition ne reflète pas l'orientation de la grande majorité du pays ; la censure est maintenue sur la presse et sur la radio (encore que le brouillage des émissions étrangères ait cessé); enfin, la loi ne prévaut sur l'arbitraire que de façon précaire et sporadique, malgré tous les progrès accomplis dans ce sens.* Si l'on cherche un cadre conceptuel où faire entrer la réalité polonaise du temps présent, la comparaison s'impose avec certains aspects des semi-dictatures de l'Europe centrale dans l'entredeux-guerres, ou même avec le régime de Franco. L'État polonais est autoritaire, mais cette autorité ne repose pas sur l'existence d'un Parti monolithique doublé d'une police fanatique et féroce, 2. Selon les informations recueillies par l'auteur à Varsovie (été 1957), les membres du Comité central se répartissaient alors comme suit : groupe de Natolin, 20 à 25 ; groupe Zambrowski, 20; partisans décidés de Gomulka, 15; anciens social-démocrates susceptibles de le soutenir mais probablement désireux d'aller un peu plus lçin,. 15; prota- • gonistes déclarés d'une plus grande démocratisation, 4 ou 5. Depuis lors, certains faits inciteraient à compter ensemble les deux premiers groupes (à l'exception de quelques membres du second qui ont rejoint Gomulka, lui procurant ainsi une certaine marge de sécurité). Cependant, le groupe Zambrowski 11esemble pas disposé à pratiquer une opposition ouverte aussi longtemps que Gomulka jouira de la grande popularité qu'il s'est acquise auprès des masses. 3. On peut également faire remarq'!,ler q'!le le ~o~vernement précédant celui de Gomulka maintenait « artificiellement» un régime totalitaire imposé d?,ldehor!· ~l par~t do~c prématuré de tirer de larges conclusions theoriques a partir. de l'expérience polonaise, quant à l'évolution possible d'un totalitarisme autochtone. * Cet article a été rédigé avant l'interdiction du journal Po prostu et l'exclusion de ses animateurs du Parti «ouvrier». N. d. l. R. •

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